Le 5 juin 2007, par Jeff,
On considère souvent « le granite » comme la roche la plus abondante de la croûte terrestre. C’est en fait un raccourci, à plusieurs titres :
D’une part, la roche la plus abondante de la croûte (si on peut faire de telles généralisations) serait plutôt un gneiss, c’est-à-dire un granite déformé et transformé par le métamorphisme ;
D’autre part, il s’girait plutôt d’une granodiorite que d’un granite.
Enfin, il existe une grande diversité au sein même « du » (il est plus exact de dire « des ») granites.
Granite, granodiorite… C’est quoi tout ça ?
Les roches magmatiques (en général, plutoniques dans le cas présent) sont conventionnellement nommées en utilisant la classification dite « de Streckeisen » (Streckeisen 1976), qui se base sur les proportions relatives en 4 minéraux : quartz, feldpsath alcalin, feldspath plagioclase et feldspathoïdes (un groupe moins commun, incluant la néphéline ou la leucite ; leur formule est celle d’un feldspath qui aurait perdu un SiO2). L’usage est de parler de « granitoïdes » pour les roches plutoniques contenant plus de 20% de quartz (par abus de langage, on parle parfois de « granites » au sens large). Les granitoïdes sont ensuite subdivisés en plusieurs types :
Si le feldspath alcalin représente plus de 90 % du total des feldspaths, on parle de granite alcalin ;
Entre un tiers et 90%, c’est un granite ;
Entre 10 % et un tiers, une granodiorite ;
En dessous de 10 % (donc plus de 90% de plagioclase), une tonalite (ou une trondhjémite, si il s’agit d’une roche pauvre en minéraux ferro-magnésiens).
Et les autres minéraux ?
On voit que cette définition ne se base que sur les minéraux « blancs » (quartz, feldspaths, feldspathoïdes). Dans le cas des granitoïdes, ils représentent la plus grande partie de la roche. Mais d’autres minéraux sont présents ; dans la plupart des cas la biotite (mica noir) est présente ; mais on peut aussi observer, selon les cas, des minéraux alumineux (muscovite, grenat, cordiérite) ; des minéraux calciques (clinopyroxène, hornblende) ; ou des minéraux alcalins (pyroxènes et amphiboles sodiques : aegyrine, riebeckite, etc.).
Sur cette base (pas uniquement, mais au moins les critères minéralogiques sont applicables sur le terrain !) il est possible de définir plusieurs types de granites ou de granitoïdes.
Géologie régionale
La région de Cape Town se compose de quatre entités géologiques principales :
Des sédiments et laves de la fin du Précambrien (le « Supergroupe de Malmesbury », 1200—500 Ma) ;
Des plutons de granites, intrusifs dans le Supergroupe de Malmesbury (« Cape Granite Suite ») ; ils sont d’âge panafricain, en l’occurrence 600 à 510 Ma ;
Une couverture sédimentaire elle-même plissée, formée de grès ordoviciens à dévoniens (« Cape Supergroup ») ; les grès du « Table Mountain Group » (Ordovicien et Silurien), qui forment les montagnes autour de Cape Town et Stellenbosch, dont la fameuse Table Mountain (nombreuses photos ici et là dans ce site), en sont la plus belle manifestation :
Des sables du Tertiaire et du Quaternaire, qui recouvrent les plaines côtières.
Figure 3 : Lion’s Head
La « Cape Granite Suite »
Dans les granitoïdes panafricains, on peut mettre en évidence trois types principaux :
1) Granites de type S
L’ami Arnaud est en train de finir sa thèse sur l’origine de ces machins-là, et sera ravi de vous en causer plus longuement [2]. On a même commis un papier (avec Gary Stevens) sur la question [3]. J’ai déjà causé de tout ça sur ce site, ici . La plupart des photos sont celles de cet article, c’est à dire du pluton de la Péninsule à Simon’s Town.
Les granites de type S sont des granites qui, à l’affleurement, se caractérisent par :
De gros feldspaths potassiques, et relativement peu de plagioclase (ce sont des granites au sens strict) ;
En l’occurrence, de la biotite abondante (ils sont plus sombres que la majorité des granites de type S) ;
La présence de minéraux alumineux, comme la cordiérite ou le grenat (plus rarement). C’est l’élément le plus discriminant. D’autres granites de type S ont de la muscovite, qui est également un minéral alumineux.
On trouve aussi des enclaves très variés, notamment des enclaves de roches d’allure foliée, qui sont des anciens sédiments (métasédiments), du groupe de Malmesbury, mais plus ou moins fondus.
2) Granites de type I
Ces granites se caractérisent par
Une abondance en plagioclase (plus que dans les deux autres types, en tout cas) ; ce sont des granites s.s., voire des granodiorites ;
Parfois, la présence de minéraux comme de l’amphibole (je ne suis pas absolument certain qu’on la trouve dans la Cape Granite Suite [4], mais elle existe dans la plupart des type I) ;
Dans la région, on trouve deux « variétés » de type I (même si ça n’apparaît pas clairement sur la carte) :
Le type « Paarl », qui est un granite à grain fin, équigranulaire et pour tout dire assez ennuyeux ;
Le type Vredenburg-Paternoster, qui est plus spectaculaire. On y observe des jolis phénocristaux roses de feldspath potassique, dans une matrice dominée par quartz et plagioclase (blanc) ;
on y trouve aussi de très nombreuses enclaves micro-grenues sombres (qui correspondent à des petites « bulles » de magmas plus basiques, piégées dans le granite).
3) Granites de type A
Ils forment de petits plutons de quelques kilomètres ou centaines de mètres, allongés le long d’une grande structure tectonique, la « Colenso Fault ». Sur le terrain, on reconnaît les type A à
L’abondance de feldspath potassique, et la quasi absence du plagioclase (ce sont des « granites alcalins ») ;
Une texture particulière, marquée par du quartz automorphe (alors que, comme le prédit la série de Bowen, il est tardif, et donc interstitiel, dans la plupart des autres granites) ;
Ils sont associés à des massifs de roches alcalines comme des syénites ;
Parfois (pas dans les exemples photographiés ici), ils contiennent comme ferro-magnésien du pyroxène (aegyrine) ou de l’amphibole (riebeckite) sodique.
Minéralogie, chimie et origine
Les différences minéralogiques entre les trois types de granites reflètent des différences chimiques entre les magmas qui en sont à l’origine :
Les granites de type S, riches en minéraux alumineux, sont formés par des magmas eux-mêmes riches en aluminium. On parle de liquides peralumineux, c’est-à-dire tels qu’ils contiennent suffisamment d’aluminium pour en avoir « en excès » après avoir formé les feldspaths. Cet aluminium est logé dans des minéraux qui en contiennent plus que les feldspaths – par exemple la muscovite, la cordiérite ou le grenat.
Les granites de type A sont, à l’inverse, pauvre en aluminium ; ils peuvent parfois devenir peralcalins, c’est-à-dire ne pas avoir assez d’aluminium pour loger tout les alcalins dans du feldspath. Ils forment donc des minéraux plus riches en alcalins, comme les pyroxènes et amphiboles sodiques.
Cas intermédiaire, les granites de type I possèdent « juste assez » d’aluminium, et ne forment ni minéraux alumineux, ni minéraux alcalins.
Les pétrologues résument ces observations en calculant deux rapports, A/CNK et A/NK. Ce sont les rapports, en nombre de moles [5], entre la quantité d’aluminium (A) et de Calcium (C), Sodium (N) et Potassium (K). Un rapport A/CNK supérieur à 1 correspond à un excès d’aluminium ; un rapport A/NK inférieur à 1 est un déficit d’aluminium tel qu’on ne peut même pas former de feldspaths alcalins (et encore moins de plagioclase).
Ces différences chimiques sont elles-mêmes le reflet de sources, et de conditions de fusions différentes.
Les granites de type S, alumineux, se forment par la fusion partielle de sources riches en micas ou en argiles – des sédiments détritiques. L’existence de nombreuses enclaves plus ou moins fondues de sédiments dans ces plutons soutient cette idée.
Les granites de type I ont une origine moins bien connue, d’autant moins qu’il en existe plusieurs types ; le type « Paarl »se rattache sans doute à la fusion d’une source elle-même déjà de nature granitoïde, tandis que le type « Vredenburg » semble plutôt avoir une origine hybride, où des magmas d’origine mantellique jouent un rôle au coté de liquides crustaux ; en témoignent les abondantes enclaves microgrenues, représentant des liquides magmatiques basiques.
Quant au type A, deux modèles principaux s’opposent ; dans le premier, leur nature alcaline correspondrait à une origine par différenciation poussée de basaltes alcalins (de type magmas intra-plaque, point chaud par exemple) ; dans le second, il s’agit plutôt de liquides qui se forment par fusion partielle de la croûte inférieure, anhydre.
s
Les éléments de classification présentés plus haut se rapportent à une classification des granitoïdes en différents types. Il existe, littéralement, des dizaines de classifications (Voir par exemple Barbarin 1999), basés sur la composition minéralogique ou chimique des granites, sur leur origine, sur leur site géodynamique de prédilection, etc. Celle que je présente ici est probablement la plus utilisée [6] ; elle est aussi la plus critiquée, et cela explique ceci. Comme toute classification en Sciences Naturelles, elle est imparfaite et incomplète, et ne rend compte que très incorrectement de la diversité des roches présentes. Mais elle a aussi le mérite de fournir un point de départ pour discuter des processus et des phénomènes.
S et I : la terminologie de Chappell et White
A l’origine de cette classification, on trouve la différence, reconnue en 1974 par Chappell et White (1974), entre deux types de granites de la « Lachlan Fold Belt » dans le Sud-Est de l’Australie. Sur des bases pétrologiques mais aussi géochimiques (éléments majeurs, isotopes du Sr, etc.), Chappell et White font la différence entre des granites de type S (pour « sédimentaire ») et I (« ignée »). Le choix des dénominations est un peu malheureux : elles laissent en effet supposer que les granites de type S pourraient être d’origine sédimentaire, ce qui est évidemment faux ; ce dont il est question ici, c’est bien la nature de la source qui a fondu, sédimentaire pour les granites de type S, et ortho-dérivée (des anciennes roches magmatiques) pour ceux de type I.
A et M : l’extension de la terminologie
Ultérieurement, on a rajouté deux types supplémentaires : A et M.
Les granites de type A, évoqués plus haut, sont des granites « alcalins » (ou peut-être « anorogéniques », ou « anhydres »).
Les granites de type M, que nous n’avons pas encore décrit, sont des granites « Mantelliques », c’est-à-dire formés par différenciation de magmas mantelliques (des basaltes). Ce sont pour l’essentiel les « plagiogranites » (des trondhjémites ou tonalites) des dorsales océaniques ; ils sont dominés par le plagioclase, avec pas ou peu de feldspath alcalin, et présentent uniquement de la biotite comme minéraux mafiques. On les trouve associés aux basaltes des rides océaniques (ou des ophiolites, par conséquent).
Problèmes de cette classification
Bien que très utilisée, cette classification est critiquée. On peut relever les problèmes suivants :
Le manque de cohérence des dénominations. Si S, I et M font bien référence à la source, A correspond à tout autre chose. De plus, certaines lettres n’ont pas une acception unique (I comme « Igneous », ou « Intermediate » ?). Enfin, l’utilisation de l’initiale de la source comme dénominateur est source de confusion.
L’hétérogénéité de certains types. Le terme de granite de type « I », en particulier, en est venu au cours du temps à désigner tout ce qui n’est pas clairement identifiable comme S, M ou A – ce qui ne serait pas très grave, si dans ce « groupe » des granites de type I on ne trouvait en fait une grande diversité de roches, aux origines différentes ! On a vu que dans la Cape Granite Suite, il y a au moins deux sortes de granites de type I ; on peut rajouter un troisième type, celui des diorites-granodiorites-granites à hornblende des zones de subduction, qui sont l’équivalent plutonique des andésites-dacites-rhyolites que l’on y trouve.
De façon général, comme toutes les classifications, celle-ci a le double inconvénient de trier dans des petites cases bien séparées des choses qui appartiennent en réalité à un continuum ; et de « figer » le raisonnement ou la discussion, en suggérant que l’origine de tout ce qui est dans la même « case » est similaire (et on voit, pour les granites I, que en l’occurrence ce raisonnement est dangereux !).
Types de granite et site géodynamique
De façon générale, les différents types de granites se forment à différents stades d’un cycle orogénique.
Les granites de type M, associés aux dorsales, se forment lors de la période d’extension océanique.
Les granites de type I « à Hornblende » sont associés aux subductions.
Les granites de type S, et de type I « à biotite » (type Paarl) se forment lors des périodes de collision ;
Les granites de type I « type Vredenburg » (magnésio-potassiques, à horblende-biotite, abondantes enclaves microgrenues sombres et gros feldpspaths alcalins) sont associés aux décrochements des périodes post-collision ;
Enfin, les granites de type A se forment en contexte intra-plaque, ou de rift continental.
Ces associations ont été utilisées comme base d’autres classifications des granitoïdes (Voir par exemple les belles synthèses de Barbarin 1990,1999) ; les différentes classifications se recoupent en général assez bien.
Barbarin, B. (1990). "Granitoids - Main Petrogenetic Classifications in Relation to Origin and Tectonic Setting." Geological Journal 25(3-4) : 227-238.
Barbarin, B. (1999). "A review of the relationships between granitoid types, their origins and their geodynamic environments." Lithos 46(3) : 605-626.
Chappell, B. W. and A. J. R. White (1974). "Two contrasting granite types." Pacific Geology 8 : 173-174.
Read, H. H. (1956). “The granite controversy”. in. T. Murby, Ed. London : 430 pp.
Scheepers, R. (1995). "Geology, geochemistry and petrogenesis of late Precambrian S, I and A type granitoids in the Saldania mobile belt, Southwestern Cape Province." Journal of African Earth Sciences 21 : 35-58.
Streckeisen, A. (1976). "To Each Plutonic Rock Its Proper Name." Earth-Science Reviews 12(1) : 1-33.
Winter, J. D. (2002). An introduction to igneous and metamorphic petrology, Prentice Hall.
[1] Référence à un célèbre texte de Read (1956), qui a introduit cette idée il y a, quand même, 50ans !
[2] d’ailleurs peut-être qu’un jour il rajoutera des choses sur le sujet dans son site ; en attendant, il a un truc plus urgent à écrire
[3] amical avis aux agrégatifs qui passeraient par là : c’est de la recherche active, donc ne l’utilisez pas pour un oral d’agreg, sauf si vous savez exactement ce que vous faites !
[4] Croyez-le ou pas, je n’ai toujours pas pris le temps de faire une lame mince dans ces machins !
[5] alors que les analyses de roches plutoniques sont, merveille de la force de l’habitude, exprimées en pourcentage de poids
[6] En tout cas internationalement – en France, elle est moins utilisée. Savoir si ça reflète une inculture française en matière de granites, ou au contraire une pétrologie plus évoluée, qui est parvenue à aller plus loin que le stade de la description et de la classification…La carte de France au 1/1 000 000, en tout cas, utilise sans le dire une terminologie assez voisine : (1) granitoïdes des zones de collision (a) peralumineux (= S) ou (b) calco-alcalins (= I), soit subalcalins (« type Vredenburg »), soit calco-alcalins s.s. (« type à Hornblende-biotite ») ; (2) plutonisme tholéitique à calco-alcalin (=M) ; (3) plutonisme tholéitique à peralcalin (=A)
Granites roses : voir cet article
http://jfmoyen.free.fr/spip.php ?article14
pour des éléments de réponse...
De façon amusante, il se trouve que je reviens d’Arniston où j’étais Dimanche...
Je ne suis pas convaincu que ce soit du granite que l’on trouve en galets sur les plages ; je crois plutôt avoir vu des grès très quartzeux, à grain fin. Si il y a du granite, il proviendrait des plutons panafricains de la Cape Granite Suite dont il est question ici, mais ils n’affleurent pas dans les alentours immédiats, et si ils existent en profondeur c’est sous quelques milliers de mètres de sédiments plus récents. A la rigueur ils pourraient provenir, indirectement, de galets présents dans les grès siluriens, eux-même érodés à nouveau au Tertiaire.
Un coup d’oeil sur la carte géol me montre que toute la plaine au sud de la N2 (de Swellendam à Infanta à Cape Agulhas) est construite sur les grès siluriens et dévoniens du Cape Supergroup (les mêmes que ceux qui forment toutes les montagnes de la région), eux-mêmes reposants sur le socle Panfricain, mais masqué par plusieurs milliers de mètres sans doute de ces grès. Mais la plaîne est totalement recouverte par les sédiments (côtiers/éoliens) tertiaires et quaternaires, ce sont les grandes dunes ou les "grès tendres" que vous mentionnez, qui forment ces roches très blanches qu’on observe dans les falaises côtières par exemple. Le Silurien affleure dans les diverses collines (par exemple celles qui dominent Bredasdorp coté Sud) ou dans quelques fragments de la côte (apparement à Struis Punkt au Sud d’Arniston, la pointe au-delà de la grotte, il y aurait un petit affleurement de grès siluriens).
Les dépôts tertiaires dans les falaises au Sud d’Arniston (et partout ailleurs), par exemple près de la grotte, montrent de très belles figures de stratification entrecroisées et de choses de ce genre. Je n’y ai pas tellement vu de traces de déformation.