Le 4 février 2010, par Jeff,
Il était une fois, un financeur qui avait 40 000 euros à distribuer [1]. Appelons-le ANF (Agence nationale de financement), toute ressemblance avec des personnes ou des structures existantes ou ayant existé, etc… Dans mon histoire, il y avait 4 chercheurs (toute ressemblance … etc.).
M. Mix est physicien. Il lui faut du matériel de labo pour ses manips, un nouvel ordinateur, et de quoi payer les frais de publications de son dernier article. Le tout, dans les 10 000 euros pour cette année.
Mlle Aisling est biologiste. Elle voudrait bien s’acheter un appareil de séquençage de l’ADN, qui coûte 30 000 euros.
M. H est informaticien. Son outil de travail est un ordinateur (un bon, quand même), et des échanges avec des collègues. Il a besoin d’aller à un SIGGRAPH et de changer son portable, total de 4 000 euros.
M. T est géologue. Il voudrait aller sur le terrain pour son travail, et payer quelques analyses et lames minces. Entre le billet d’avion, l’hébergement et les manips, il lui faudrait 12 000 euros.
Comment notre agence de moyen va-t-elle répartir l’argent ? Je vous propose, sous forme de fabulettes, 4 façons de le faire – qui correspondent, si vous voulez, à 4 extrêmes dans la gestion de la recherche. Il est bien entendu que aucun système au monde ne correspond à un extrême « pur », mais plutôt à des mélanges entre les différentes options.
Pour mémoire, et avant de passer aux choses sérieuses, l’option « revendicatrice » est de dire yaka mieux financer la recherche, comme ça il y aura des sous pour tout le monde. Bon, c’est bien gentil mais ça marche pas dans la vraie vie, ça…
L’ANF est très égalitaire. Il n’y a donc pas de raison de donner plus d’argent aux uns qu’aux autres, parce que après tout on est tous chercheurs, on fait tous de la bonne recherche. Pas question de se laisser leurrer par des choses comme le nombre de publications, encore moins de perdre du temps à écrire des projets pour justifier les moyens dont on disposera. On donne donc 10 000 euros par personne, et on n’en parle plus.
M. Mix est content. Il a ce qu’il lui fait pour fonctionner. M. T se plaint un peu du manque de moyens, ah si seulement on avait autant de sous que les américains, mais enfin, en serrant un peu les boulons ici ou là, on s’en sort. M. H. achète son ordinateur. Il peut même s’en payer un bon. Il va à SIGGRAPH, et il peut loger à l’hôtel Mercure au lieu d’aller en backpackers. A la fin de l’année, il lui reste encore 5000 euros ; comme il faut les dépenser avant la fin de l’année, pour ne pas les laisser perdre, il s’achète un écran plat de 45 pouces, une nouvelle chaise, et change la moquette de son bureau. Il ne voit pas très bien de quoi se plaignent les gens qui disent du mal du financement de la recherche, quoi que quand même, ce gaspillage le gène un peu. Mlle Aisling, avec ses 10 000 euros, se retrouve comme une poule qui aurait trouvé un couteau ; c’est trop pour payer ses besoins courants, mais d’un autre coté elle ne peut pas acheter son séquenceur et du coup, elle ne peut pas faire grand-chose comme recherche…
L’ANF a une « politique scientifique forte », avec des « actions incitatrices ». Elle a décidé de « thèmes prioritaires » qui seront financés, parce que c’est la direction dans laquelle la recherche doit se diriger, c’est une priorité nationale et ça répond à la politique définie lors du colloque de réflexion. La physique et la biologie sont des axes importants, tout le monde se fiche de la géologie (géo-quoi ?), quant à l’informatique, on en a assez vu, surtout que M. H. ne fait même pas des technologies de la communication et de l’information. Donc, on décide de financer Mr. Mix et Mlle Aisling, qui touchent respectivement 10 et 30 000 euros.
Les deux cités sont heureux, ils ont tout ce qu’il leur faut pour travailler. Les deux autres moins, mais il n’ont pas leur mot à dire.
La communauté des chercheurs est une communauté démocratique ; d’ailleurs, seuls des chercheurs sont capables de décider de la direction que doivent prendre leurs recherches, parce que « on n’a pas inventé l’ampoule électrique en essayant d’améliorer la bougie », et que la recherche ne doit pas être pilotée par des intérêts économiques bassement matériels. L’ANF décide donc de confier les 40 000 euros aux 4 chercheurs concernés, et de les laisser de débrouiller entre eux pour se répartir la somme.
On organise donc un conseil de laboratoire pour discuter de tout ça, et les couloirs bruissent de rumeurs pendant toute la semaine précédente. M. H. se désintéresse de la question (il a changé son portable l’an passé), il n’a pas vraiment le temps d’aller en congrès ; il n’a donc pas absolument besoin d’argent cette année. Il se retire de la compétition, quite à rappeler l’an prochain à ses collègues qu’il n’a rien demandé cette année.
Le jour J, on réalise que M. T. et Mlle Aisling se sont concertés, et se mettent d’accord pour partager le budget, à hauteur de 10 000 euros pour M. T, et de 30 000 pour Mlle. Aisling. M. Mix tempête, hurle et se répand en malédictions, mais rien n’y fait : le budget est voté par le conseil du laboratoire, à une majorité des 2/3 (et une abstention), et on prie M. Mix de bien vouloir se plier à la volonté démocratiquement exprimée de la majorité.
L’ANF est bien embarrassée. Comment arbitrer entre des demandes très différentes, de gens dans des domaines variables ? Elle demande alors à chaque intervenant de justifier ses besoins en expliquant ce qu’il veut en faire. Ces projets sont alors soumis à des collègues internationaux, qui donnent leur opinion, et sur cette base on décide de la suite à donner aux demandes.
Le projet de M. H s’attire des reviews unanimement favorables, et toutes les personnes sollicitées le considèrent comme très intéressant. L’ANF lui accorde donc 5000 euros. Celui de M. T est aussi très favorablement reçu, et on lui donne donc volontiers 15 000 euros [2]. Le projet de Mlle Aisling est moins convaincant ; on serait prêt à lui donner 20 000 euros cette année, et le reste l’an prochain [3]. Celui de M. Mix souffre de graves défauts, et les reviewers considèrent qu’il ne vaut pas la peine de le financer.
Bien sûr, ces 4 petites histoires sont surtout là pour rire. Dans la vraie vie, aucun système ne correspond vraiment, totalement à ces modèles. Même dans les systèmes basés sur des projets, il y a une dimension planificatrice ou autoritariste (par exemple, les appels à projets sont pré-orientés sur des thèmes préférés). Le système Français pré-ANR était surtout basé sur un mélange de distribution, d’autogestion et d’autoritarisme ; l’arrivée de l’ANR y introduit une dose de projet au détriment de la distribution égale, sans vraiment modifier la part importante de la planification.
Mais en tout cas, il faut faire un choix. Les ressources ne sont pas illimitées (et elles ne le seront jamais, même dans le meilleur des mondes possibles !) ; il faut donc inventer une façon de les répartir. On ne peut pas éluder la question, il faut donc prendre une décision, et en assumer les avantages comme les inconvénients.
On reproche souvent au financement par projet de prendre beaucoup de temps (rédaction de projets, gestion, etc.), et de générer de la compétition entre chercheurs [4]. Mais comme mes histoires l’illustrent, ce n’est pas propre à un système basé sur des projets. Dans mes 4 modèles, il n’y en a que 2 qui ne prennent as trop de temps, ne mettent pas tellement les gens en compétition : la distribution pure et simple, et la décision autoritaire.
Je ne pense pas qu’il se trouvera beaucoup de gens pour défendre un mode de gestion purement autoritaire [5]. Du reste, il n’est pas non plu neutre en terme de temps, parce que cette administration centrale qui décide, elle ne fonctionne pas à l’air du temps. Le mode distributif pur, on le voit bien, est générateur de gaspillages et ne permet pas de s’adapter à des besoins différents, et variables.
Reste donc la gestion « interne » et les projets. Dans les deux cas, ça prend du temps. Ecrire des projets, c’est long. Mais participer à des réunions d’orientation politique, de répartition des moyens de l’équipe, du labo, du CNRS… c’est pas mal non plus ! Dans les deux premiers mois de cette année, j’aurais certes passé deux semaines à écrire des projets ; mais j’aurais aussi passé une heure chaque jour à préparer des documents de politique de l’équipe, deux journées à participer à des réunions d’organisation de l’UMR, etc. Au final, je ne sais pas trop ce qui m’aura pris le plus de temps. Ce qui est difficilement supportable, c’est d’avoir à faire les deux à la fois…
Quant à la compétition, toute personne qui a passé plus de quelques semaines dans un labo ne peut qu’éclater de rire à l’idée que la co-gestion serait un processus coopératif, amical, et dépourvu de tout esprit compétitif. Si vous connaissez un chercheur qui n’est pas convaincu que sa recherche est plus importante, plus utile et plus nécessaire que celle de son voisin de bureau, il faudra me le présenter…
[1] Ca pourrait aussi être un poste, mais on va parler d’argent pour cette fois
[2] Comme tout le monde, il avait gonflé son budget en pensant qu’il n’aurait pas tout, et cette année c’est passé…
[3] Ca, c’est de la science-fiction !
[4] Je n’ai du reste toujours pas compris en quoi ce serait un mal…
[5] Quoique, d’un autre coté, il ne manque pas d’une certaine logique. Les chercheurs étant payés et financés par la collectivité, il ne serait pas forcément illogique qu’ils obéissent aux ordres de ses représentants, on ne voit pas très bien quelle est leur légitimité à décider par eux-mêmes de ce qu’ils vont faire avec l’argent public !
En gros, oui, c’est une bonne description des methodes possibles pour repartir un budget. Le probleme, c’est que la repartition des budgets de recherche qui est a la fois ponctuelle (on a un budget total X a repartir au moment T) et recurrente (on aura un budget Y a repartir au moment T+1) peut a mon avis difficilement s’abstraire de la dimension humaine d’une part et de la necessite d’une certaine continuite d’autre part.
En l’occurrence, l’histoire ne nous dit pas quel est le statut des heureux chercheurs qui sollicitent votre agence de moyens. Au dela du fait que les non-statutaires peuvent rarement etre "porteur de projet", supposons (au hasard naturellement) que Mr. Mix et Mlle Aisling ne sont pas statutaires, contrairement a Mr. T et Mr. H qui eux sont d’eminents professeurs. La consequence du financement 0 des projets de Mr. T et Mr. H est en gros, qu’ils seront payes a ne rien faire (enfin, rediger de nouveaux appels a projets, bricoler et connaitre la litterature sur le bout des doigts ) par leur organisme de rattachement jusqu’au verdict de la vague suivante d’appels a projets. Pour Mr. Mix et Mlle Aisling, ca se complique un peu, puisque le renouvellement de leur contrat etait subordonne au succes de l’appel a projet. Du coup, ils vont devoir planter des choux pour leur subsistance jusqu’au prochain verdict, qui risque d’etre aussi en leur defaveur, puisque planter des choux leur a pris pas mal de temps, donc la demande de financement a ete moins soignee. Dans les deux cas, la situation est problematique : d’un cote, on a des gens qui sont payes a ne pas pouvoir faire leur boulot et de l’autre on a des gens qui "choisissent" de se recycler dans la culture du chou, privant la communaute scientifique de leur experience et de leurs competences. C’est la que surgit le probleme de la continuite. Chacun ayant des hauts et des bas, et les decouvertes ne foisonnant pas toujours, il est assez probable qu’au cours de leur carriere chacun des 4 chercheurs soit dans la position delicate de n’obtenir aucun financement pendant quelques sessions. Donc ils sont expulses du systeme au profit de chercheurs finances - plus ce moment arrive tard, plus c’est embettant a la fois pour la communaute et pour le chercheur concerne.
Admettons qu’on mette de cote le probleme des statutaires/non statutaires (bien que la tendance actuelle soit clairement de reduire le nombre de statutaires au profit de non-statutaires dont le salaire entre dans la demande de financement), et qu’on suppose que tous les chercheurs qui sollicitent l’agence de financement soient effectivement statutaires. Il me parait abherrent que ces personnes aient ete recrutees pour qu’on les empeche par la suite de travailler ! Comme on peut melanger les systemes, il me semblerait plus pertinent de repartir egalitairement une partie du budget (par exemple la moitie) et d’attribuer le reste sur appel a projet. De cette facon, chacun peut au moins faire quelque chose quoi qu’il arrive, et a la possibilite d’obtenir des financements supplementaires.
Là aussi il y a quelques idéalismes ou fantasmes. Le chercheur qui est payé à rien faire et qui se tourne les pouces faute de crédits de recherche, il n’est pas que chercheur. Il est aussi enseignant, encadrant et plein d’autres choses. Contrairement à ce qu’on dit, chercheur ce n’est pas un métier : le métier, c’est cadre de la fonction publique, variété enseignant-chercheur. Je ne me fais pas trop de soucis pour son cas, si il veut bosser il trouvera des choses à faire. Evidemment si il ne veut rien faire ... bon, mais ça c’est pas le même problème.
D’autre part projet ou pas projet, c’est pas vrai qu’on n’a jamais de sous. Je ne connais personne (dans les pays où le financement est surtout sur projet, je veux dire) qui n’arrive pas à avoir au moins quelques petites choses à gauche ou à droite, assez pour faire la soudure.
Quant aux non-statutaires (terme atroce d’ailleurs, je déteste), je maintiens que en effet ce n’est pas dans leur mission d’écrire des projets.