Le 29 septembre 2008, par Jeff,
Badplaas est un petit bourg du Mpumalanga, près de la frontière du Swaziland. Sur une carte, vous le trouverez au Sud de Barberton, à mi-chemin de Carolina ; ou vous ne le trouverez pas, si votre carte n’est pas assez détaillée. En ce qui me concerne, c’est surtout ma base pour nos missions géologiques, et j’y vais trois ou quatre fois par ans, depuis 5 ans. A part ça, c’est un bourg comme il y en a tant dans l’ancien Transvaal. Quelques centaines d’habitants (blancs) habitent dans des maisons réparties le long de trois rues dans chaque sens – Paul Krüger, Voortrekker et Andries Pretorius Straat. Les maisons sont entourées de jardins fleuris, ou poussent les bougainvilliers et les strelitzias ; à l’ombre des eucalyptus, chacun a construit son braai. A un bout du village, on trouve l’église NGK [1]. Une école, un poste de police, quelques magasins bien mal achalandés (on va faire ses courses à Barberton à 60 km, voire à Nelspruit à 100) ; le médecin est à Barberton. Badplaas existe surtout comme point central de la communauté de fermiers alentours.
Les fermes sont réparties partout autour du village, on y accède le plus souvent par des routes de terres plus ou moins bien signalées, où on croise les bakkies des fermiers qui roulent à toute allure sur les cahots et les nids de poule, leur chargement d’ouvriers agricoles à l’arrière. Dans les fermes, on fait pousser des céréales, on élève des vaches. Les fermes sont grandes, 300, 400 hectares facilement. Chaque ferme est organisée autour de la maison du fermier, une maison comme celles des rues de Badplaas avec son braai, sa terrasse, son jardin et ses bougainvilliers, le tout entouré d’une haute clôture électrifiée et d’un solide portail. Autour de la maison, les hangars et les bâtiments, comme dans toutes les fermes, puis un peu à l’écart, les petites maisons des ouvriers agricoles. Le « baas » [2] et sa famille régentent et organisent la vie des quelques dizaines d’ouvriers et de leurs familles de la ferme. Les hommes travaillent dans les champs, les femmes dans les ateliers ou à la maison, les enfants vont à l’école de la ferme (ou de celle d’à coté). Les géologues sont en général très bien accueillis – à condition d’aller d’abord se présenter à la ferme, sinon on risque fort de se retrouver avec un fusil braqué sur le ventre.
A Badplaas, il y a aussi un grand complexe touristique (Aventura Badplaas). Il est construit sur les sources chaudes qui ont donné leur nom à la ville [3]. Le complexe est en face du village, de l’autre coté de la route. Il est entouré d’un grillage et on y trouve tout ce qu’il faut au touriste : un hôtel, une centaine de bungalows de 2 à 6 lits, des emplacements de camping, un supermarché, une boucherie et un magasin d’alcool ; des restaurants et des bars ; des piscines chaudes et froides et un spa ; un mini-golf, une réserve naturelle, des toboggans et des jeux pour les enfants. Pendant les week-ends et les vacances, les familles de Johannesburg y viennent en masse, étalant leurs bedaines autour de la piscine en surveillant leurs enfants blonds. Il y a aussi trois ou quatre autres « resorts » et « holiday farms », dont un « Christian resort » et un « Prayer mountain camp ». Aucun n’est un modèle de charme ni de confort.
Il y a enfin le grand township, aux portes de la ville. Naguère bidonville et « squatter camp » informel (puisque les noirs n’avaient pas le droit de vivre dans les zones définies comme « blanches »), c’est maintenant une sorte de gros village à l’urbanisation lâche, où les maisons sont entourées de jardins et séparées de bouts d’herbe où broutent les vaches et les chèvres. C’est là qu’habitent les employés du complexe Aventura, qu’on voit revenir à pied, le soir, le long de la route, encore dans leur uniforme de la compagnie.
La chaîne « Aventura », qui se retrouve partout dans tout le Nord de l’Afrique du Sud, l’ex-Transvaal, a connu des difficultés financières, elle est maintenant devenue « Forever Resorts ». La direction et le personnel a changé ; les blancs qui occupaient les postes de responsabilité (du gérant du restaurant ou réceptionniste de l’hôtel, au directeur du complexe) ont été remplacé par de nouveaux employés, noirs.
Le public a changé aussi. Au « Badplaas hotel », on croisait il y a 5 ans surtout des grands afrikaans blonds et ventripotents, roses sous leurs cheveux blonds, en short et chemisette kaki. Ils venaient passer des vacances en famille près des sources. On voit maintenant surtout des noirs, fonctionnaires du gouvernement ou employés de grandes compagnies, venu pour des séminaires professionnels. Dans les piscines, les indiens de Durban sont maintenant aussi nombreux que les Afrikaans.
La qualité et le service ne se sont guère améliorés en 5 ans. La nourriture n’a jamais été exceptionnelle ; elle est maintenant à peine acceptable. Le service au restaurant est débordé, pourtant la salle est à moitié vide. J’ai toujours connu une assez médiocre organisation des réservations et des paiements ; elle est maintenant devenue franchement mauvaise, ignorant les emails en ne donnant qu’à peine suite aux coups de téléphone, incapable d’envoyer une facture. La piscine a réduit ses horaires d’ouverture. Plusieurs endroits auraient bien besoin d’une couche de peinture ou de carrelage neuf.
Barberton s’appelle maintenant eMundjini ; plus précisément, l’agglomération de Barberton est la ville centrale de la municipalité d’eMundjini, de même que Pretoria se trouve dans la municipalité de Tshwane. Aucun blanc, et à vrai dire peu de noirs, n’utilise le nouveau nom. Barberton fait partie du district Albert Luthuli, de même que Badplaas se trouve dans le district Gert Sibande. Non, je ne sais pas, moi non plus, qui est ou était Gert Sibande.
La lecture du « Low Velder », le journal de Nelspruit et de l’Est du Mpumalanga, est une source d’amusement pour le curieux. Vous le préférerez au Kontrei Gazette, de Carolina et Badplaas (une dizaine de feuilles A4 photocopiées et agrafées), qui est entièrement en Afrikaans ; le Kontrei Gazette contient surtout les publicités des commerçants locaux, les dates de la kermesse de l’église, quelques maximes morales et des prières, et le récit du dernier cambriolage de ferme, accompagné de remarques mezzo voce sur la dépravation des mœurs de nos jours.
Le Low Velder est plus amusant. On y entend parler des raids de la police dans telle réserve privée, dont le propriétaire a été dénoncé : il y garderait, sans avoir le permis pour cela, des animaux protégés comme des lions ou des éléphants. Les bêtes ont été saisies par la police et transféré dans un zoo du Gauteng. Vous y apprendrez que tel autre fermier est passé devant le tribunal de Nelspruit : il avait menacé son voisin, fusil en main, en l’accusant d’avoir pénétré sur ses terres pour y braconner. Les anciens élèves des écoles de la région annoncent leurs réunions de promo : les anciens de la promo 88, ceux de la 93… Plus loin, parmi les petites annonces, vous verrez en caractère gras [4] les publicités des « escort girls » de Nelspruit. Certaines prennent soin de préciser qu’elles n’acceptent que les blancs (« slegs blankke »).
Entre Barberton et Badplaas, beaucoup de fermes dans les montagnes, sur les pentes et au fond des vallées, ont été rachetées par des compagnies d’exploitation forestière. Elles sont maintenant couvertes de plantation de pins et d’eucalyptus, jeunes arbres poussés trop vite sous le climat tropical humide de la région, coupés à 20 ans pour en faire du bois d’œuvre et de la pâte à papier. Dans ces immenses forêts, un lacis de piste forestière serpente. On y croise des équipes d’ouvriers, qui vivent dans des campements plus ou moins en dur, qui forment des petits villages au milieu des bois, à une heure de piste de quoi que ce soit d’autre.
Plusieurs des fermes des alentours de Badplaas ont été l’objet de « land claim », de réclamation des terres à des fins de redistribution aux paysans noirs. Les procédures ont abouti dans certains cas, sont en cours dans d’autre. Les fermes qui ont été redistribuées sont devenues ce qu’on appelle des « tribal lands », des terres communautaires où les autorités traditionnelles se chargent de répartir les droits d’usage (il n’y a, je crois, pas de propriété individuelle, seulement des droits d’usage). Des petites fermes « africaines » parsèment le paysage – deux ou trois maisonnettes de parpaings, trois cases rondes qui semblent servir de silo à grain, entouré de quelques champs de millet ou de maïs, et surtout de petits troupeaux de vaches qui semblent perdus au milieu des herbages. Des prés bordés de barbelés rouillés ou de haies d’épineux. Des pistes défoncées qui serpentent dans les herbes en contournant les nids de poule. Les géologues vont et viennent sur ces terres sans rien demander à personne, en enjambant les barrières et en saluant les paysans si par hasard on les croise, ce qui est rare.
Dans une ferme récemment redistribuée – Kafferskraal [5], dont la première partie du nom a été rageusement barbouillée à la peinture blanche sur le panneau—la maison des fermiers est encore là. Elle est inhabitée ; ses portes sont verrouillées, et derrière les fenêtres on voit encore les rideaux de tulle. Le braai est couvert de feuilles mortes, la clôture éléctrique est encore là mais n’est plus sous tension, le fond de la piscine vide se craquèle. Un peu plus loin, il y a des hectares de serres dont le toit en plastique se déchire et bat au vent.
Les ruines du « Baluti lodge » continuent à se dresser sur la route de Chrissiesmeer. Le bâtiment a brulé il y a quelques années, et n’a jamais été reconstruit ; les pancartes en Afrikaans continuent à en vanter le confort et le restaurant.
A coté, le « Tourist Bazar » prospère, et les deux frères indiens qui le gèrent sont toujours debout derrière leur comptoir, chaque année la barbe un peu plus blanche ; leur boutique est le même invraisemblable empilement de tout ce qu’on peut imaginer, des chapeaux aux radeaux pneumatiques, des fusils aux bonbons. En face, les trois petits magasins que j’ai connu naguère somnolents et poussiéreux ont refait leur peinture et semblent nettement plus actifs qu’ils ne l’ont été. A la poste, que tenait jadis un seul fonctionnaire Afrikaans, de 8h à midi, il y a maintenant trois employés (tous noirs). Le bureau est ouvert de 7h à 16h. On ne voit plus aucun blanc parmi les clients.
A l’Est de Badplaas, une réserve naturelle privée s’est étendue d’année en année. Son propriétaire – appelons le Jack [6]— est, je crois, un businessman venu à l’origine de Johannesburg. Avec son short kaki, ses chaussures de brousse, sa chemise bicolore, sa bedaine et sa moustache, il ressemble à sa propre caricature. Année après année, sa propriété s’est étendue en absorbant l’une après l’autre les fermes voisines, et en les retransformant en bush et en herbages, en y re-introduisant des animaux. Que Jack chasse, à l’occasion, d’ailleurs. Ou alors, il vent des chasses à des touristes. Sur pied, une antilope vaut des milliers de rands, un buffle plus encore. L’ensemble de ses terres sont clôturées, entourées d’un haut grillage de deux mètres (ce qui ne nous facilite pas le travail, soir dit en passant, tant il devient difficile d’accéder à un certain nombre de sites géologiques cruciaux). Le tout au nom de la conservation et de la protection de l’environnement.
Depuis 5 ans, j’ai vu disparaitre la petite « lodge » vieillotte où j’avais séjourné lors de ma première saison sur le terrain ; elle a été depuis absorbée et rénovée ; la dernière fois que j’y suis passé, un rhinocéros broutait sur la pelouse, et l’ancienne salle à manger était devenue le bureau de Jack – parquet en bois sombre, large fauteuil en cuir, bureau de ministre, trophées de chasse et carte géologique au mur, car Jack se veut l’ami des géologues et veut développer sur sa réserve un musée pour mettre en valeur la géologie de Barberton et de sa région. Disparue aussi, la ferme Inyoni, où il y a 3 ans j’avais cartographié le Nord de « Inyoni Shear zone », entre les vaches et les tracteurs. Disparue et rasée, l’ancienne mine de Sterkspruit. Disparues, toutes les fermes sur la route qui part de Badplaas : les maisons et les hangars, encore debout l’an dernier, n’existent déjà plus.
Ce qui est debout et bien debout en revanche, c’est la barrière qui entoure la propriété, et qui maintenant arrive aux portes de Badplaas, à la limite du township qui borde le village. A la limite et plus encore, certaines des maisons se sont retrouvées de l’autre coté de la barrière. Il faut dire que les terres proches du township sont – elles aussi—sujettes à des « land claims », et que sans en attendre le résultat, les locaux y laissaient brouter leurs animaux, voire y construisaient des maisons. Ils sont très mal pris le fait que Jack rachète et clôture ces fermes ; le mois dernier, les habitants en colère brûlaient des pneus sur la route et avaient détruit la barrière à plusieurs endroits (nous avions perdu une journée de terrain à cause de cette manifestation, car les routes sont peu denses et il est à peu près impossible de contourner un point stratégique ; le lendemain, Jack qui nous avait rejoint pour le repas, faisait allusion à « un peu de vandalisme »).
Le paysage de la réserve est superbe. C’est un immense morceau de collines herbeuses, de cette mer d’herbes hautes qui oscillent sous le vent, coupées par endroit de la coulée vert plus sombre d’arbres autour d’un ruisseau. On le voit au travers de la grille, depuis la route. Jack a vendu le tout à des investisseurs de Dubai, qui vont y construire une « lodge » 5 étoiles.
Dans les écoles de Badplaas, jadis « modèle C » (c’est-à-dire réservées aux blancs, dans le système ségrégué d’alors), les écoliers noirs sont maintenant la majorité, si ce n’est la totalité des élèves. On les voit au bord des routes, le matin vers 7h, tout propres dans leurs uniformes scolaires, des petits de 6ans du primaire, aux plus grands de 15 ou 16 ans. Ils marchent plusieurs kilomètres sur les routes des fermes et les pistes des « tribal lands » pour rejoindre la grande route, ou des cars les ramasseront. A midi, on voit les cars dans le village, attendant leurs élèves pour repartir vers eLukwatini ou Tjakastad, 20 kilomètres plus loin. Ils déposeront au passage les enfants au bord de la route.
eLukwatini et Tjakastad ? Vous ne les trouverez probablement pas sur vos cartes routières, pas plus que vous n’y trouverez Mooihoek, eKulindeni, Eerstehoek ou Nhlazatje, ou n’importe lequel des villages, gros bourgs ou petties villes qui s’étalent entre Badplaas et le Swaziland, sur 40 km, formant de l’autre coté de la réserve de Jack une zone quasi continue de petites fermes, maisons et lotissements récents. Combien d’habitants, dans ces villages ? 50, 100, 200 000 ? Immensément plus qu’à Badplaas et ses peut être 500 habitants, en tout cas. On est dans l’ancien « homeland » de kaNgwane, l’état fantoche, nominalement indépendant, que le régime « d’avant » avait réservé aux Swazis qui s’étaient trouvés du mauvais coté de la frontière. KaNgwane était formé de deux morceaux séparés, l’autre est à 80 km plus au Nord de l’autre coté du Swaziland et des montagnes. Des milliers de personnes s’y entassaient, « rapatriées » de force dans leur « patrie », d’où ils ne pouvaient sortir que pour aller travailler en Afrique du Sud voisine – où ils étaient considérés alors comme des étrangers. Evidemment, pas d’activité économique, pas d’infrastructures.
Depuis 5 ans, j’ai vu Tjakastad grandir et se développer. Le bourg touche maintenant les villages voisins, en une zone presque continue de petites maisons, alignées le long de rues (de terre). Chaque maison est au milieu de son jardin, où on cultive quelques légumes ou élève une chèvre, et l’ensemble d’une certaine façon fait penser aux « bois sous tôle » des hauts de La Réunion. Dans les secteurs pas encore développés, on voit, alignées bien en rang, des petites cabanes qui sont les toilettes construites par le gouvernement. Partout on voit des pancartes qui annoncent la construction d’un réseau d’eau, d’un transformateur. Partout il y a des routes qui se construisent (ou qui se créent, presque spontanément, ce qui ne simplifie pas non plus le travail du géologue, carte en main).
eLukwatini est le « centre-ville » de cette agglomération diffuse, plus ou moins informelle. Il y a 10 ans, c’était le carrefour de deux routes de terre qui ne menaient qu’à quelques fermes « africaines ». Il y a 5 ans, les routes étaient goudronnées, Tjakastad était un gros village, et à eLukwatini on trouvait quelques cabanes où on vendait des légumes, où on réparait un pneu. On y trouve maintenant deux galeries marchandes, chacune avec leur supermarché (les mêmes spar et pick’n pay que n’importe où ailleurs dans le pays !), un poste de police, un hôpital et plusieurs docteurs (dont un désenvouteur, un dentiste et un diplomé d’une université de Johannesburg), une école et plusieurs crèches, des garages, des boutiques de barbiers installés dans des containers de transport maritime, des bars dans des cabanes en tôle. Entre Tjakastad et eLukwatini, on ne quitte pratiquement plus l’agglomération.
Ce n’est pas la fin du monde, même si certains semblent le croire. Mais c’est sans aucun doute la fin d’un monde – le monde des fermes Afrikaans de la campagne du Transvaal. La fin d’un monde, et le commencement d’un autre. Que sera-t-il ? L’avenir le dira. Il sera ce que tout les sud-Africains en feront…
[1] Nederlandse Gereformeerde Kerk, l’église Afrikaans traditionnelle, jadis le plus sûr soutien du Parti National et de son gouvernement
[2] Le patron, en Afrikaans
[3] « Bad », bains ; « Plaas », ferme
[4] une typographie qui ne s’impose guère, le caractère gras de ces annonces sautant aux yeux au premier regard – pour citer Philippe Meyer
[5] De « Kaffer », terme maintenant considéré comme très péjoratif et injurieux pour désigner les noirs ; et « kraal », qui est un village, ou un enclos à bétail : c’est la même notion dans les cultures su sud de l’Afique, basées sur l’élevage
[6] Le nom est changé. Le vrai nom est très peu présent sur internet, et trop de recherches google arrivent par hasard sur ce site pour que je tienne à l’utiliser, des fois que cette page finisse par être le premier résultat…