On est les champions...

Le 22 octobre 2007, par Jeff,

La finale de rugby, vue d’un bar dans la ville universitaire, et Afrikaans, de Stellenbosch. N’attendez aucune cohérence, aucune objectivité, et bien peu de précision (sportive).

Choses vues, entendues et ressenties pendant une soirée un peu folle.

Samedi Après-midi. L’ambiance monte en ville. Partout on ne voit que des T-shirts verts, des maillots verts et or. Des groupes se saluent, se sourient. Les vendeurs à la sauvette ont en stock des drapeaux Sud-Africains, des T-shirts ornés de springboks (à des prix doubles du prix habituel !). Noirs, blanc, métis, hommes, femmes, enfants… On ne voit que vert et or. Autour du braai du Samedi, on ne parle que de ça. Ce soir, ce soir, ce soir…

17h. Les bars sont pris d’assaut. Les tables sont prises. Les plus prudents ont amené leurs chaises pliantes. Gino a installé un nouveau comptoir dans un coin de sa cour. L’ambiance monte, bière après bière.

20h30. J’arrive chez Gino’s. Trouver une place d’où on puisse même deviner un écran est proche de l’impossible. Pourtant il y a des télés partout ! Peu importe, on se serre un peu pour laisser une place aux derniers arrivés. Ce soir, pas question de laisser quelqu’un dehors. Atteindre le bar tient de l’exploit.

20h55. C’est parti. Les joueurs entrent sur le terrain. Ce n’est même pas la peine de penser entendre les commentaires à la télé. Le volume est à fond. Les hymnes nationaux. D’abord « God Save the Queen ». Comme on est des gens bien élevés, on écoute poliment, on accompagne même à mi-voix. Puis le silence se fait, plus impressionnant que tout ce qu’on entendra ce soir. La salle se lève, d’un même mouvement. « Nkosi Sikele… ». Tout le monde chante, juste, dans les quatres langues, ensemble. Ensemble… J’ai la chair de poule [1]. Si les joueurs, là-bas à Paris, ont la moitié de la ferveur des spectateurs d’ici, rien ne pourra leur résister.

Coup d’envoi. Longs coups de pieds des Springboks, touches trouvées, volées aux Anglais. Les springboks sont à l’aise, dans leur élément. Des avants dominateurs, une charnière superbe, des arrières à la précision diabolique… Les anglais semblent nerveux, ils tentent de jouer un jeu qui ne leur ressemble pas. On ne va pas s’en plaindre…

Chaque joueur qui touche la balle est applaudi, salué. Forcément. Ils ont le même âge que les étudiants qui sont là ce soir. Ce sont leurs cousins et leurs voisins… Os, le papi, le vétéran des vainqueurs de 1995. Schalk… C’est un Matie [2] ! Et tous les autres. Les ailiers n’auront guère l’occasion de briller. Dommage, JP est un Matie lui aussi.

9-6 à la mi-temps. Contre n’importe qui d’autre que les Anglais, ça aurait été pire ; la défense des Anglais vaut le détour. Quand même, ça prend le bon chemin, mais méfiance – rien de pire que l’Anglais aux abois.

Et on repart. Oh, les Anglais à l’attaque… Ils en veulent, eux aussi ! Et voilà qu’ils arrivent à percer la défense ! Un dernier placage (de Rossouw) sur la ligne, in-extremis ; mais l’Anglais est passé quand même. C’est pas possible, c’est pas possible, ça ne peut pas finir comme ça… L’arbitre demande la vidéo. On le revoie sous tous les angles ; il n’y est pas, aucun doute, il avait le pied dehors ! Come on Ref’, we all saw it, come on !! C’est la grimace des supporters anglais qui nous apprendra la décision, avant que nous ne voyions le jeu reprendre.

Tiens, on entend la bande-son. « Swing Low, swing low…. » ; c’est vrai, il y a des gens pour soutenir les Anglais, on l’aurait presque oublié.

Celui qu’on a presque oublié, aussi, c’est Wilkinson. Il n’a pas eu tellement d’espace pour jouer, ce soir. Mais là, c’est à sont tour et … raté ! C’est raté ! « Le célèbre Wilkinson a raté son dernier drop [3] ».

A l’approche de la soixantième minute, les choses deviennent de plus en plus chaotiques ici. Ca crie, ça hurle, ça siffle, ça chante. On se bouscule, on n’y fait même pas attention, seul l’écran compte…

Et c’est encore une pénalité pour les boks ! C’est Steyn qui va la tirer, sous un angle improbable. Le silence, un instant. Au stade de France, on entend siffler, des sifflets et des huées qui remplissent le stade. C’est pas possible, c’est pas possible, ils soutiennent donc tous les Anglais là-bas ? Français, mes amis, mes frères, comme vous êtes loin ce soir… Comment pouvez-vous soutenir ces balourds d’Anglais, plutôt que nos bokkies si agiles, si précis, au jeu si beau ? Comment pouvez-vous ne pas voir que ce soir, ce sont eux qui méritent de gagner, non seulement parce qu’ils jouent mieux, mais parce que rien ne peut leur résister, ils sont la jeunesse, ils sont la confiance, ils sont la fierté et l’espoir de l’Afrique du Sud qui a tant besoin de tout ça ?

…Et on crie, et on hurle ici, comme si on pouvait, de 10 000 km, couvrir les sifflets des parisiens. Et je vous jure que comme les autres, je l’ai cru un instant, que nos encouragements portaient à l’autre bout du monde.

Et ça passe, et c’est 15 à 6, et il ne reste plus qu’un quart d’heure à jouer ! C’est possible, on va y arriver ! Oh, les anglais peuvent remonter, mais même pour eux ça va être dur, il faudrait un essai et un drop, et je vous jure que ce soir, rien ni personne ne peut mettre un essai aux boks. Mais il faut tenir, oh, tenir, ce serait trop bête, trop terrible de perdre maintenant.

Les boks continuent leur jeu impeccable. Les Anglais sont bons aussi, mais pas assez. Nous voilà à dix minutes de la fin, allons, cinq minutes, plus rien ne peut nous arriver, plus rien, c’est fini, ou tout comme. Tout le monde est debout, tout le monde hurle. Quelqu’un me passe une bière, je vois à peine qui c’est. Quelqu’un a sorti un vuvuzela [4], un autre un sifflet. Le bruit doit s’entendre dans toute la ville, dans tout le pays, c’est tout un pays qui pousse et qui espère. La salle est un mélange de bras, de têtes, de vert et or, de bouts d’écrans entrevus. Sur le terrain, ça a l’air de ressembler á la même chose, on voit des bouts de bras, du vert, du blanc. Personne ne sait bien ce qui se passe. On ne voit pas les écrans, ou par intermittence, et de toutes façons il y a une seule chose qu’on regarde, c’est le chrono, qui indique 78 minutes, encore deux minutes et c’est fini, oh, encore une minute, qu’elle est longue cette minute, 20 secondes, dix, la salle se met à compter, 5, 4, 3, 2, 1, zéro ! Zéro, ça y est, c’est fini, on est les champions, nous, l’Afrique du Sud, nous, au bout du monde, loin de tous, malgré nos problèmes, malgré nos difficultés, malgré la méfiance de ces européens, Schalk, Os, Bryan, JP, Percy, tout les autres, blancs et noirs, tous ensemble, regarde, Monde ! Regarde ce que nous pouvons, nous, les jeunes d’Afrique du Sud, libérés de notre passé, regarde ce que nous pouvons faire ensemble !

Et maintenant, la fête peut commencer. On ouvre le champagne, on klaxonne en ville. Et on s’embrasse, et jamais le discours officiel sur la « rainbow nation » n’a été aussi justifié, et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sont dans les rues et chantent, et rient… Lundi la vie reprendra, Lundi nous retrouverons la réalité. Lundi nous retournerons chacun dans nos univers, la lourde sociologie Sud-Africaine reprendra le dessus, oui, mais ce soir, laissez-nous rêver encore un moment, ce soir c’est vrai, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sont unies dans la « rainbow nation ».

A Paris, voilà l’heure de la remise des médailles. Voilà les Anglais qui défilent d’abord ; ils sont maintenant suivis des springboks triomphants, et alors que sur l’écran ils brandissent la coupe, voilà qu’ici on se met spontanément à chanter, heureux mais soudain solennels… « Nkosi sikele i Africa… »

Et voilà les springboks qui se regroupent pour la photo de famille. Et les voilà qui entourent Thabo Mbeki, qu’il a l’air petit, vieux et chétif… Et les voilà qui le portent en triomphe, qui lui tendent la coupe, qui lui donnent la coupe à lui, le président de l’Afrique du Sud, le successeur de Mandela. Et Mbeki la brandit, et il sourit, il exulte, lui tout petit et tout noir, entouré de ces grands gaillards blonds…Demain, demain la vie reprendra, oui. Demain Mbeki sera critiqué, demain on lui reprochera sa politique, demain les vieux démons ressortiront et on se remettra à parler de « transformation » et de « représentativité démographique » et on se rappellera que sur le terrain, 13 des 15 joueurs étaient blancs, autant que dans l’équipe de France ou d’Angleterre, et on se souviendra que le gouvernement a essayé de faire pression en ce sens sur le sélectionneur, préférant les critères raciaux aux à la compétence. Demain on pensera à tout ça, oui. Les vieux débats reprendront, les profondes fractures que l’on n’arrive pas à combler réapparaitront. Mais ce soir, ce soir, il n’y a plus qu’une seule Afrique du Sud, et le vieux Mbeki et les jeunes Springboks en sont les symboles, les représentants, comme on voudrait que ce soit toujours le cas, sans arrière-pensées. Pour un moment, le rêve se fait réalité.

La fête continue en ville. Aiu carrefour devant le « Spingbok cafe », à la limite entre le quartier étudiant (blanc) et le quartier des commerces populaires (noirs et colored), un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes ont fini par descendre de voiture et continuer une fête multicolore au milieu de la rue, sous les applaudissements et les klaxons.

Le bar se vide. Sur l’écran, on voit le Stade de France se vider lui aussi. Sur fond de stade déserté, une paire de commentateurs dont un ancien Springbok de 1995, finissent de commenter le match. Personne ne les regarde, et on se demande pourquoi il reste là au lieu de descendre faire la fête avec ses copains, quelques étages plus bas. Dans les vestiaires, la caméra nous montre les joueurs s’ouvrir une bière. Sportifs sans doute, mais Sud-Africains quand même. Je me demande si ils trouveront un endroit pour allumer un braai ce soir…

Post-Scriptum :

PS- Je viens de me découvrir un voisin, qui raconte son match à Cape Town... Il a raté le délire collectif de la fin, mais pas mal de ce qu’il raconte pour le début ressemlbe à ce que j’ai vu.

Notes :

[1] Et même en y repensant, deux jours plus tard !

[2] Surnom des étudiants de Stellenbosch

[3] C’est une allusion…

[4] Sorte de trompette de supporter

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Commentaires de l'article

 
Rémi
Le 22 octobre 2007

Tiens, c’est bizarre, y’avait moins d’ambiance après le match, vers chez moi :-) Mais je suis sûr que la London Pride était quand même meilleure que la Castle.

Ceci dit, c’était quand même un beau match et les anglais ont été nettement moins dominés que ce que le score final sous-entend ! Moralement, ils auraient mérité l’essai, même si les sud-afs ont eu une gestion stratégique du jeu parfaite en allant chercher les touches et en laissant les anglais s’effriter sur une défense en béton (au détriment de la beauté du jeu vers la fin, lorsqu’ils jouaient purement défensif, mais bon, c’est le score qui compte, personne ne peut leur en vouloir pour ça...).

 
Jeff
Le 22 octobre 2007

Pour ce qui est de la Castle, j’abonde. Hélas.

Pour l’assai anglais... L’essentiel du travail était fait, mais Rossouw était quand même là pour le dernier placage ! Et si il était mérité, que dire du plongeon à un mètre de la ligne, pour se faire repousser par Robinson ?

Les Bokke ont été impressionants de professionalisme. Très peu de fautes, peu d’erreurs, peu de balles perdues, tous les coups de pied arrivaient là ou il fallait. Et ils jouaient ensemble, peut-être plus soudés que n’importe laquelle des équipes que j’ai vu (et surtout que les pitoyables bleus de Vendredi...).

 
Rémi
Le 22 octobre 2007

Bien sûr, si il n’y est pas, c’est pas la faute à pas de chance (enfin, pas uniquement), c’est aussi le travail de la défense ! Et y’a eu d’autres occasions ratées de peu, d’un côté comme de l’autre. Celle-ci est emblèmatique, c’est tout.

Mais ce que je veux dire, c’est que la défaite anglaise apparaît, sur le score final seul, comme une défaite sans appel. Alors que j’ai eu l’impression d’assister à un match quand même relativement équilibré. Pas que ça c’est joué à pile ou face (au contraire de France-Angleterre, je trouve...), mais plutôt que les anglais n’étaient pas "2,5 fois moins bons" que les sudafs. Un score de 11-15 (ou 13-15) ne m’aurait pas choqué (pas que 6-15 me choque non plus, ça n’est pas si loin de l’équilibre de jeu que ça... — je ne suis pas très clair, là...).

Et oui, leur force a clairement été une maîtrise non seulement de leur jeu, mais aussi du "méta-jeu", jouer sur les faiblesses adverses, contrôler les choses juste comme il faut, communiquer sans failles. Pas très spectaculaire, mais très beau !

(et les bleus, ben... là, le score était amplement mérité !)

 
Anonyme
Le 24 octobre 2007

Salut Jeff,

C’est Antoine, le voisin en question. Merci pour ce récit, qui m’a encore fait revivre le match… Je suis aussi allé faire un tour sur ton blog : plien de billets bien sympas, vraiment. Je suis juste arrivé sur Cape Town, avec ma copine (on avait déjà vécu un an à Grahamstown, dans l’Eastern Cape). Je suis journaliste et elle travaille au Volunteer center du Somerset Hospital. On devrait aller à Stellenbosh sous peu, et tu dois bien te rendre de temps en temps à Cape Town. Alors à l’occasion, une petite bière, ce serait un plaisir…

A bientôt j’espère.

Antoine

 
Jeff
Le 24 octobre 2007

Salut antoine,

En fait on va assez rarement à CPT (pour cause de famille, nos activités sont très centrées sur les choses proches ; pour motifs psychologiqo-géographiques, tu n’imagines pas à quel point Stellenbosch est loin de Cape Town ! Et par goût, on aime bien l’ambiance rurale d’ici). Mais si tu passes par Stellenbosch, you’re more than welcome !

 
Jeff
Le 24 octobre 2007

Rémi : "Mais ce que je veux dire, c’est que la défaite anglaise apparaît, sur le score final seul, comme une défaite sans appel. Alors que j’ai eu l’impression d’assister à un match quand même relativement équilibré."

Oui, c’est aussi un peu ce que je dis à un moment : "contre n’importe qui d’autre que les anglais, le score aurait été pire". Le jeu des boks était impressionant de propreté et de précision, mais la défense Anglaise était monumentale... Et 6-15, c’est pas un score-fleuve, c’est à peine plus qu’un essai de différence (pas comme 34-10 !!)

 
Mado
Le 31 octobre 2007

Salut Jeff,

Je ne connais rien au rugby, et je n’ai même pas regardé un seul des matchs du mondial, mais j’ai adoré ton superbe article. Quelle émotion à certains moments... de la lecture ! J’en avais, moi-même "la chair de poule". On ne croirait jamais que l’article est d’un Français expatrié mais d’un véritable Afrikaner... Bravo, en tout cas pour ce "sympathique" morceau d’écriture ! Un écrivain en herbe (déjà haute !) assurément !

 
Jeff
Le 31 octobre 2007
Mado : C’est effectivement ce que j’essayais de raconter : ce qui est important n’est pas tant le jeu, que ce qu’il représente (en bien ou en mal d’ailleurs !) pour les sud-Africains...
 
Annie NICOLAS
Le 31 octobre 2007
Je n’ai pas regardé ce match et ton commentaire me fait regretter ! mais j’étais tellement dépitée par la prestation française. Ce que j’aime, dans ces rencontres sptortives, c’est l’ambiance, "autour" et merci pour ton analyse, ça m’a bien fait rêver ! ANNIE
 
Jeff
Le 31 octobre 2007
Faut reconnaître que le France-Argentine de la veille ne soulevait pas l’enthousiasme...
 

Attention !

Suite à un bug que je n’arrive pas à résoudre, vous êtes peut-être arrivés sur cette page, ou d’ailleurs sur n’importe quelle page du site, avec une adresse (url) incorrecte. Si c’est le cas, il y a des choses qui marcheront mal (documents liés, commentaires...).

Les adresses correctes sont de la forme

http://jfmoyen.free.fr/spip.php ?articleXXX

Toute autre version (avec des choses en plus entre le "... free.fr/" et le "spip.php") n’est pas bonne.

Si vous n’arrivez pas à écrire un commentaire ou voir une photo, vérifiez que vous pointez bien sur la bonne adresse ; si vous faites un lien vers ce site, merci d’utiliser la version correcte de l’URL.


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