Le 19 octobre 2009, par Jeff,
Dans le billet précédent, je montrais qu’une fraction appréciable de la population des chercheurs et enseignants-chercheurs n’a pas, ou quasiment pas, d’activité de recherche. Est-ce à dire qu’ils ne font rien ? Ou même qu’ils en font moins que ceux qui publient plus ? Qu’ils sont ce qu’on appelle en Anglais "deadwood", des "branches mortes" qui encombrent la faculté sans rien lui apporter ? Sans doute pas, mais encore faudrait-il avoir un outil de quantification. Lequel n’existe pas vraiment à l’heure actuelle.
Alors, pour le plaisir de la discussion, essayons de construire un petit outil de quantification de la quantité de travail des enseignants-chercheurs, en restant au premier ordre (ce qui veut dire qu’on ne va pas se préoccuper de différences de +- 10 %, par exemple).
Enseignement :
A l’heure actuelle, la seule tâche des enseignants-chercheurs qui soit quantifiée, c’est l’enseignement. Un EC "doit" 192 heures équivalent TD par an [1]. Mettons 200, en chiffres ronds et parce que j’ai la flemme de faire les calculs précis. Dans le décret de 1984, qui reste la référence, il est dit quelque part que cette charge inclut toutes les tâches "périphériques" comme participation à des jurys, corrections d’exam, etc. Il est aussi admis [2] que ça représente 50% du travail d’un universitaire.
Si on estime la charge annuelle à 1600 heures (47 semaines x 35 heures = 1645), ça veut donc dire que 200 heures ETD correspondent à 800 heures "vraies", soit un ratio plutôt généreux de 1 pour 4 [3] : ça inclut bien les préparations et les tâches annexes. Pour le moment, donc, nous garderons tout le travail "pédagogique" dans les heures d’enseignement ; on pourrait le séparer si on voulait raffiner.
Administration :
L’activité administrative n’est pas quantifiée en ces termes ; on peut essayer de l’estimer en regardant les décharges dont bénéficient les gens pour des "grosses" responsabilités (directeur de département, président d’UFR) ; à ma connaissance, ça varie entre 1/4 et 1/2 service, donc une grosse charge (président d’UFR c’est un boulot à temps plein !) représente 200 à 400 heures par an. En fait de l’avis général les décharges sont assez largement sous-estimées, il faudrait plutot viser 600 heures vraies. Tout le monde n’en fait pas autant, loin de là ; mettons que c’est plutôt dans les 100-200 heures pour la majorité des gens. Là encore, il faudrait raffiner un peu et décomposer en fonction de ce que chacun fait vraiment (directeur des enseignements, 100 heures ; membre d’une CSE, 40 heures ; etc.), mais restons-en à une estimation globale pour le moment.
Encadrement :
L’encadrement d’étudiants n’est pas très facile à quantifier non plus. Si je me souviens bien, dans mon labo de thèse un encadrement de TER de maîtrise de l’époque (M1) comptait 10 heures ETD, soit 40 heures vraies. Sur la même logique, je proposerais 80 heures pour un M2 et 120 heures pour un thésard. C’est peut être un peu optimiste, mais de toutes façons, je crois que toutes mes estimations sont plutôt basses, donc restons cohérent.
Recherche :
Reste à modéliser l’activité de recherche. On va encore argumenter sur le fait qu’on peut être un très bon chercheur et ne jamais publier, ce que je ne crois pas ; j’en resterais donc à des choses mesurables de façon objective, qui est le nombre d’articles publiés. Au moins, c’est une mesure claire et simple qui n’implique pas de discussions de marchand de tapis sur le "oui mais j’ai fait plein de choses mais j’ai pas eu de chance j’ai pas réussi à publier" (un de ces jours, je ferais une note sur la "chance", aussi...) ; pas de composante subjective là-dedans. Bon, il faut se mettre d’accord sur les journaux qu’on considère (disons, n’importe quoi avec comité de lecture) ; et sur la période de référence (je proposerais une moyenne lissée sur 3 ou 4 ans).
Ensuite, les choses sont très dépendante des disciplines. En géologie, pour parler de ce que je connais, on considère que la norme pour une personne active en recherche, sans être une brute, est de un article premier auteur + un article en collaboration par an. Prenons cette valeur comme base de travail, sachant que d’autres domaines (par exemple, je crois, la physique où on écrit plutôt des petits articles d’une page ou deux avec de très longues listes d’auteurs, comparés à nos papiers de 20 pages à 3 auteurs !) pourront avoir un taux différent.
Reste à donner des chiffres. Il est entendu que, si on mesure toute l’activité de recherche en terme de nombre de publications, il faut y inclure plus que la rédaction, toute la partie terrain, manips, etc. doit rentrer là-dedans. Je propose d’utiliser, comme calibrage, les critères d’attribution de la PES [4] : si les choses ont une logique (admettons-le pour la démonstration), elle devrait être attribuée à des gens qui font plus que leur travail officiel, donc plus de 1600 heures par an.
En prenant des valeurs de 400 h pour un article en premier auteur (incluant toute la recherche en amont !) et 200 h pour une collaboration (c’est trop pour un article où on est X-ième auteur parce qu’on l’a relu, pas assez pour un papier de son thésard qu’on a relu et quasiment re-écrit, mais c’est une moyenne), on tombe sur des choses acceptables : un prof raisonnablement actif, avec PES, a un total équivalent de 800 heures d’enseignement + 200 heures administratives + (400 + 200) heures de papiers + par exemple un thésard et un M1 = 160 heures d’encadrement. Total 1760 heures, ce qui est au dessus des 1600 de référence, il n’est donc pas immoral qu’il ait une prime.
Le résultat :
Si on récapitule, on a le tableau suivant :
Enseignement | |
Taux de 4 pour une heure ETD | 800 |
Administration | Variable, typiquement 100-400 |
Recherche | |
Article premier auteur | 400 |
Autre article | 200 |
Encadrement | |
Thèse | 120 |
M2 | 80 |
M1 | 40 |
Améliorations et raffinements :
La beauté du système, c’est que c’est assez facile de prendre en compte d’autres activités sur cette base, si on accepte qu’elle font partie du boulot. Analyses pour des contrats privés (payés au labo, pas perso !), jurys de concours, rédaction d’une HDR, ou encore acticités pédagogiques comme écriture de manuels scolaires ou d’un gros poly de cours, etc.
En l’état, le modèle en cherche pas à savoir si le boulot est bien fait ou pas ; il regarde juste si il est fait. C’est en partie un effet du "premier ordre", en partie un choix délibéré de rester sur des choses objectives, qui ne prêtent pas à discussion : si une heure de cours est faite, elle compte, qu’elle soit bien ou mal faite.
On peut bien sûr raffiner les choses. Par exemple moduler le taux des heures d’enseignement en fonction de la taille de la classe (il y a plus de corrections dans un amphi de 200 que dans un groupe de TD de 15...), encore que ce soit en partie pris en compte dans la différence cours/TP (normalement il y a plus de monde dans un cours). Ou moduler le "rendement" d’un article en fonction de la revue, si on veut. Evidemment il faut être plus précis sur les heures administratives. Etc, etc., mais au moins on a une base de comparaison.
En outre, on peut moduler un peu, d’une part le "rendement", d’autre part les exigences. Par exemple, il n’est pas immoral de dire qu’un prof est sensé être plus efficace en recherche, donc publier plus, donc que des articles ne lui rapportent que 300/150 heures (où à l’inverse, qu’ils rapportent 500/250 à des jeunes MC). Ou alors que le même prof est supposé encadrer des étudiants, donc que tout ses articles lui rapportent un "flat rate" de 300 heures, qu’il soit premier auteur ou co-auteur avec son thésard. Peu importe, en fait, ça ne change pas tellement le résultat final, du moins en première approximation ; ce serait important si on voulait se servir d’un outil de ce genre en vrai.
Alors, et ces gens sans activité de recherche ? Hé bien, d’après ces estimations, vous voyez que si ils font leur enseignement, ils devraient arriver à 800 heures de charges et responsabilités diverses pour compléter leur volume annuel. Certains y arrivent certainement, à coup de participation à des jurys de bac ou de concours, de coordination des enseignements, de choses comme ça. D’autres ... c’est moins sûr.
Symétriquement, les chercheurs CNRS qui n’ont pas d’enseignement à faire (et peu d’administration universitaire) devraient compenser ces 800 heures (plus admi) par de la recherche, ce qui dans mon modèle veut dire qu’ils devraient encadrer un thésard de plus, et publier à double taux, par exemple.
Renversant la perspective, on voit que dans un labo on peut avoir des situations très variables :
Un prof actif en recherche mais peu impliqué dans la vie locale : mettons, 1 étudiant à chaque niveau (M1, M2, T), 1 papier premier auteur et 2 en collaboration, presque pas de charges administratives : 40 + 80 + 120 + 400 + 2x200 + 800 + 100 (admi) = 1940 heures.
Un MC "senior", qui se tape toute la gestion des enseignements, plus un jury de concours, plus trois projets de M1 pour récupérer les étudiants qui n’ont rien trouvé d’autre [5], mais qui ne publie guère : 800 + 500 (administration) + 400 (activités externes) + 120 = 1820 heures.
Un MC qui a levé le pied et qui attend la retraite : pas de recherche, un peu d’administration, un M2 qui passait par là : 800 + 300 (admi) + 120 = 1220 heures.
Où on voit, donc, que "pas publier" n’est pas synonyme de "deadwood". Le vrai scandale par contre, c’est le cas n°3 : non seulement il ne fait pas son travail (1220 heures comparé à la référence de 1600 !), mais en plus si il fait des heures sup, ce qui va être souvent le cas, il va être payé en plus — et donc plus que, par exemple, son collègue n°2 [6] qui lui n’a pas le temps de faire des heures sup !
Les différences de volume annuel semblent énormes, mais j’ai beau bidouiller les chiffres je n’arrive pas à les résorber. Et vous, avez-vous des idées, soit pour expliquer ces différences, soit pour améliorer le modèle ?
[1] On dit "équivalent", parce que une heure de TP rapporte seulement 2/3 d’heures et une heure de cours, 1.5 ; les gens ont l’habitude de compter en ETD
[2] Je ne sais plus si ça vient du décret lui-même, ou de notes d’explications parues à l’époque, ou de l’intention du législateur...
[3] Incidemment, ça montre que les heures sup, c’est vraiment de l’arnaque : à 50 euros de l’heure ETD, ça fait 12.5 euros par heure de travail !
[4] Prime d’enseignement supérieur. Anciennement PEDR, prime d’encadrement doctoral et de recherche ; elle est attribuée aux gens qui font tout leur enseignement, sont actifs en recherche et en plus enacadrent des étudiants.
[5] Le pauvre, en plus il a les moins bons étudiants...
[6] En supposant qu’ils soient au même échelon par ailleurs
Et juste comme ça, c’est quoi la proportion de numéros 3 dans l’UMR ?
Sinon, je vois que les "glandus" bossent quand même, bon an mal an, 26 heures/ semaine. C’est pas si pire que ce que j’imaginais (même si on peut probablement arguer qu’un MC senior qui fait le même cours depuis 15 ans ne bosse plus vraiment 800h pour 200h d’enseignement...).
La proportion de numéro 3 ? J’en sais rien du tout en fait, parce que ce ne sont pas des données faciles à trouver, surtout de l’extérieur. Le nombre d’articles, n’importe quel WoS le donne ; les heures d’enseignement, c’est pas une donnée publique mais l’UFR a des tableaux récapitulatifs ; par contre la charge admiistrative et autre, je pense que personne n’a du s’amuser à le compiler à l’échelle d’un labo (sauf le directeur, et encore, pourqoi perdrait-il son temps à faire ça dans le contexte actuel ?). Donc faute de données...
"On peut probablement arguer qu’un MC senior qui fait le même cours depuis 15 ans ne bosse plus vraiment 800h pour 200h d’enseignement" : on peut, mais à mon avis c’est "irrelevant". D’abord parce que le but du système est d’être basé sur des observations aussi objectives et quantitifables que possible, prendre ce genre de choses en considération c’est "defeating the purpose". Ensuite parce que prendre en compte ce genre de choses comme tu le suggères, ça revient à ne pas récompenser l’efficacité : si qqn est telleent efficace qu’il peut faire en 600 heures le boulot qui en prend 800 à un autre, tant mieux pour lui ! Ca lui donne 200 heures de plus par an pour faire autre chose (que ce soit écrire un article ou planter ses roses). C’est d’ailleurs bien pour ça qu’il y a des gens qui, sans être des surhommes, ont des 2500 heures apparentes par an dans mon système.
En fait ce sont des heures "théoriques", qui ne reflètent pas forcément le temps réellement passé : le temps "vrai" dépend de l’efficacité des gens. Ce système "récompense" les gens efficace, parce qu’ils arrivent à faire tenir plus d’heures "apparentes" dans une année.
Même comme ça, je suis surpris de la différence d’ordre de grandeur à laquelle on arrive : dans mon estimation à la louche, de 1200 à 2500, facilement. C’est une différence énorme !
... pour revenir sur ta première question, on peut probablement "borner" la proportion de numéro 3 en regardant les données de la page précédente : si 1/3 des gens n’a pas d’activité de recherche, je dirais que ça donne une estimation du maximum absolu de cas numéro 3 (à priori les numéros 3 se recruteront parmi les gens sans activité de recherche — encore que, on peut concevoir untype qui serait assez bon en recherche mais ne ferait rien d’autre et du coup serait en dessous de 1600 heures de référence, mais en vrai je doute que ça arrive).
Mais pour connaitre l’UMR en question, je sais par ailleurs qu’une bonne partie des "non cité" ou "peu actifs en recherche" ne sont pas pour autant des inactifs (directeur des enseignements, etc.). Si il fallait donner un chiffre ... Oh, allez, disons que la moitié des "non-chercheurs" est par ailleurs active dans d’autres domaines. Ca laisserait dans les 15% de cas numéros 3. Est-ce que ça correspond à ton expérience ?
Difficile à dire : dans mon département US, il y a 15-20% (2-4 sur 18) des Faculty qui sont "peu actifs en recherche", mais au niveau US. Donc ils ont quand même 1 ou 2 thésards-post-doc sous le coude et ils continuent à publier bon an mal an un papier par an (peu ici surtout pour un prof tenuré qui est censé avoir une équipe entière bossant pour lui, mais honorable chez nous). Cela dit, un peu comme chez nous, c’est pas forcément ceux-là qui accomplissent le plus d’administratif par ailleurs (en fait, c’est même la "star" du département qui avait la plus grosse charge d’administratif jusqu’à il y a peu : mais avec 50 étudiants et quelques post-docs seniors, la machine tourne presque toute seule).
Dans mon département français, à peu près de même taille en terme de permanents (un poil plus de 20 il me semble), il y avait un "deadwood", un vieux gars qui avait fait une carrière honorable avant de sombrer dans la dépression et de ne plus glander grand chose. Comme il est assez reconnu dans son domaine, il continue à publier 1papier/an par le biais de collaborations, mais il ne fait plus rien par lui-même. Faut dire que la direction du labo fait tout pour ne pas lui filer d’étudiants, même pas des M2 (ce qui n’est peut être pas plus mal mais est un peu un cercle vicieux). Niveau enseignement aussi, vu qu’on lui en refile le moins possible (ce n’est pas un département d’université, il était rattaché à une école d’ingé) : il devait assurer un TP dans l’année.
Sinon il y a quelques personnes qui manipaient, qui encadraient, qui bossaient (ou faisaient bien semblant donc), mais qui ne publiaient vraiment pas beaucoup... donc assez difficile à dire.
Dans les "comités enseignements" que j’ai cotoyés (peu nombreux), généralement les respos avaient pas l’air d’être des flèches en recherche. Après je sais pas si c’est l’oeuf ou la poule (est-ce qu’on donne des extras enseignement-admin aux moyens-mauvais ou est-ce qu’on est mauvais parce qu’on s’implique trop dans le reste ?)