Le 3 janvier 2010, par Jeff,
Je suis en train d’écrire un projet de recherche pour l’ANR. Et c’est la source de mon émoi.
Non pas sur le principe. Comme vous vous en doutez si vous avez lu d’autres choses sur ce site, l’idée de financement sur projet ne me choque pas outre mesure. En fait, je suis même assez heureux qu’il existe un système comme l’ANR, qui permette de financer des assez gros projets, et surtout qui finance la totalité — le terrain et les manips, et les salaires des thésards ou des post-docs. C’est quand même mieux que de bricoler en demandant 5000 € à truc pour le terrain, une bourse de thèse au ministère, puis mendier 1000 € au directeur du labo pour aller à un congrès, et recommencer l’année suivante.
J’étais donc assez motivé, en commençant à écrire mon projet.
Et puis, j’ai vu le "document de soumission" à remplir ; accompagné des 18 pages du guide de l’appel d’offre, et des 21 pages du "Guide d’établissement du budget".
Ce n’est pas la première fois que je rédige un projet de recherche. Expliquer ce que je veux faire, pourquoi et avec quels moyens, ça va, je sais faire, et j’arrive en général à être assez convaincant [1].
Mais c’est la première fois que je vois une telle accumulation de jargon, de méta-langage, et de micro-management irréaliste. L’emblême, qui sert de titre à cet article, est la partie sur les coûts liés au personnels (les salaires, en Français) ; on me demande de préciser combien de mois.homme seront consacrés à chaque "tâche" du projet ; c’est un projet à 4 ans, c’est vous dire si je suis capable de vous faire des prédictions sur ce que je vais faire en quatre ans, mois par mois. Mois par mois ? Ah non, vous n’y êtes pas, c’est un peu trop imprécis. Dans un détour du site web, on trouve cette petite perle, ce bijou de bureaucratie folle :
"Personne.mois : 2 chiffres après la virgule"
Et oui. Il y a à l’ANR quelqu’un qui a imaginé, ne serait-ce qu’une seconde, que je pourrais prédire mon activité de recherche, pour les 4 prochaines années, à 0.01 mois.personne près — c’est à dire, en gros, un tiers de jour. Quelqu’un a pu imaginer que je sais, heure par heure, comment va se décomposer mon temps de recherche dans 4 ans (ou même dans un mois d’ailleurs !), que je prévois de passer 3.47 mois sur la partie "Afrique du Sud" de mon projet, mais seulement 3.12 sur la partie "Australie" (je me demande ce que je dois faire si j’écris un article de synthèse — ah, pardon, je dois créer une nouvelle tâche intitulée "synthèse et mise en forme des résultats", je présume).
Si vous voulez passer me voir en 2013, dépêchez vous de prendre rendez-vous : je peux vous accorder 0.02 mois.homme, mais si vous voulez rester plus longtemps il me faudra créer une nouvelle tâche.
Oh non, il n’y a pas que ça. Ca, c’est le plus emblématique. Mais quand j’aurais 5 mn, je vous ferais un florilège des instructions de rédaction du projet. Par exemple :
" 3.4. CALENDRIER DES TACHES, LIVRABLES ET JALONS / PLANNING OF TASKS, DELIVERABLES AND MILESTONES
(2 pages maximum)
Présenter sous forme graphique un échéancier des différentes tâches et leurs dépendances (par exemple, utiliser un diagramme de Gantt).
Présenter un tableau synthétique de l’ensemble des livrables du projet (numéro de tâche, date, intitulé, responsable).
Préciser de façon synthétique les jalons scientifiques et/ou techniques, les points bloquants ou aléas qui risquent de remettre en cause l’aboutissement du projet ainsi que les réunions de projet prévues."
D’ailleurs, si quelqu’un sait ce que c’est qu’un diagramme de Gantt.... Parce que mon boulot à la base, c’état géologue, pas théoricien des organisations....
[1] Si vous me croyez pas, vous avez qu’à regarder mon CV à la rubrique "funding history"
Hi JF, (je crois que je vais rester anonyme pour une fois).
Tu le sais sans doute déjà, mais il faut se concentrer sur les vraies questions :
qui tu es ?
qu’est-ce que tu vas faire dans ce projet ?
Ce sont ces deux questions qui conditionnent l’acceptation du projet.
Le reste, le planning, les déliverables, c’est pour montrer que tu as réfléchi à ce que tu vas faire, et en particulier aux points bloquants. Si je prévois un projet en deux phases (1 : voyage sur le terrain en Mongolie inférieure, 2 : études des cailloux ramenés), la deuxième phase dépend de la réussite de la première. Je crois que certains déposent un projet sans avoir réfléchi à ce genre de problème, et là c’est éliminatoire. Si tu es capable de montrer que tu y as réfléchi, tu passes l’épreuve, et on passe à la suite.
Faut pas trop s’inquiéter sur le planning, personne ne le regarde par la suite (j’exagère, mais à peine). J’ai déjà vu des rapports de projet du style : oui, je vous avais promis 5 deliverables, mais en fait c’était pas réalisable, alors on a changé de thème, et on vous propose 5 autres délivrables... No problems. Comme me l’avait expliqué un fonctionnaire européen, c’est si le projet se déroule exactement comme prévu dans le planning initial que ça devient louche.
Comme je l’ai écrit, cher anonyme, l’exercice ne m’est pas totalement étranger, et ce n’est pas la première fois que j’écris des projets (et que ça marche). J’étais donc arrivé à la même conclusion, et j’ai bien l’intention d’écrire mon projet comme je l’ai toujours fait, et je sais bien aussi que c’est la seule chose que les reviewers vont lire parce que le b.. administrativo-jargoneux, tout le monde s’en fiche et personne ne le lit.
Bon. N’empêche que si personne ne le lit, à quoi ça sert que je l’écrive, et plus important — quel est le crâne d’oeuf qui a décidé qu’il fallait remplir ces rubriques, que tout le monde (PI comme reviewer) sait pertinemment être une perte de temps ?
C’est ça mon point, en fait : tout le monde sait très bien quelles sont les infos utiles dans un projet, utiles au reviewer pour prendre sa décision. Alors, quel est le clown qui a estimé nécessaire de compliquer la vie de tout le monde en rajoutant 8 pages de pseudo-informations et de baratin creux qui n’apporte aucune info pertinente ?
Je sais bien, que tu sais...
Je ne veux pas défendre l’ANR... Si je devais expliquer, je te dirais que la nécessité de fournir un planning est liée à deux autres particularités françaises :
1) l’évaluation en cours de projet n’a pas de réelles conséquences (en supposant que tu ne fasses rien de ce que tu as marqué dans la proposition, au pire tu risques de te faire tirer les oreilles)
2) on insiste beaucoup sur les coopérations entre sites. L’équipe A travaille avec l’équipe B sur le même projet (ou sur deux projets liés).
Du coup, si je rédiges un projet super-ambitieux, genre je vais résoudre le 17e problème de Hilbert, on aimerait bien savoir comment je compte m’y prendre (c’est plus vrai en Informatique qu’en Géologie, je te l’accorde).
Et si je prévois que je vais le faire en coopération entre deux autres équipes, la questions que l’évaluateur se pose c’est : keskispasse si l’équipe A n’avance pas dans sa partie ? Est-ce que ça bloque tout le projet, ou bien est-ce que les autres équipes pourront avancer quand même ? (là encore, c’est plus vrai en sciences pour l’ingénieur, par exemple. Si l’équipe A doit concevoir des cellules photovoltaïque nouvelles super-efficaces, et que les équipes B et C conçoivent des applications de ces cellules, si A n’avance pas ou même prend du retard, le projet s’écroule. Effectivement, en Géologie, je vois moins des phénomènes bloquants...
Oh, je ne suis pas fondamentalement opposé (c’est une litote) à la nécessité d’expliquer un peu concrètement ce que je veux faire.
Mais quand même, je suis très amusé (non en fait, agacé...) par le fait que quand enfin (genre, 20 ans après tout le monde) la France décide de faire une agence de financement de la recherche sur projet (at last, alleluia, et tout ça), c’est fait avec les défauts habituels du système Français : bureaucratie, paperasserie, micro-management, jargon abscons. Là où la NRF (ou la NSF, je suppose) nous demande de présenter un "workplan", l’ANR demande un "diagramme des jalons, tâches et délivrables, comptabilisé en centièmes de man-month et représenté sous la forme d’un diagramme de Machin". Au final c’est la même information, dans le même but (vérifier qu’on s’est posé la question de savoir comment on va faire les choses, concrètement).
Sans oublier une dose de manque de cohérence, ou peut être d’amateurisme (par exemple, tout le dossier de candidature est prévu pour avoir plusieurs partenaires ... sauf que sur ce type de projet il est indiqué que "on ne peut avoir qu’un seul partenaire". Mais bien sûr, personne n’a pris la peine de modifier le formulaire ou le "user manual".
... et ce que j’ai entendu du processus de séléction me laisse supposer que la qualité scientifique du dossier n’est pas le seul critère pris en compte (litote aussi), ce qui est un peu "defeating the purpose" d’une agence de financement...
Bref, comment dénaturer une bonne idée en la compliquant et la détournant pour en faire une version "à la Française" (comme on dit sur France-Inter)
Pour ne rien te cacher, je suis content de ne plus avoir à me coller à ce type de paperasse là (mais bon, d’un autre coté j’en récupère d’autres, l’un dans l’autre...).
Enfin, c’est un peu le thème de ce billet : micro-management et jargon technocratique sont les deux caractéristiques du système Français (avec incohérences et amateurisme, cf. ce billet chez Nicolas Holzschuch)
Note qu’il faut admirer la capacité des chercheurs français à avoir une recherche productive dans ces conditions !
Pour ce monsieur Gantt, par contre, je peux t’aider, on a aussi affaire à lui... De ce que j’en ai compris, c’est un schéma avec le temps sur l’axe horizontal et les différents étapes du projet sur l’axe vertical : ça montre d’un coup d’œil jusqu’à quand s’étalent telle ou telle tâche, et par des traits dans tous les sens, ça montre aussi quelle tâche dépend de quelle(s) autre(s).
En théorie, ça permet aussi de suivre l’avancement du projet au fur et à mesure, voir si on prend du retard et quel impact il aura sur le reste (prendre du retard sur une étape dont rien ne dépend avant longtemps n’est pas forcément très grave). On peut aussi suivre les ressources (humaines et autres) associées à chaque étape.
En pratique, c’est un machin qu’on bricole parce que les chefs ont dit qu’il le fallait, qu’on bidouille après coup pour que les chiffres tombent comme il faut, et qu’on ne regarde jamais pendant le projet. Mais ça fait bien d’en avoir un, ça donne l’impression qu’on est organisé...
Comme quoi, y’a des pertes de temps bureaucratiques qui sont partagées par tous les métiers, hein ?