Le 29 novembre 2007, par Jeff,
Les idées contenues dans ce texte s’inspirent de deux sources : d’une part, le travail de Alex Kisters et collègues, à Stellenbosch (R. Ward pour son travail de PhD, C. Anthonissen, D. Barrow, M. Vietze pour leurs projets de BSC.Hons – 4e année) ; d’autre part, les idées de Paul Bons (Tübingen), en particulier celles qu’il a présenté lors du Sixth Hutton Symposium on Granitic Rocks (2007).
Dans un article assez populaire de ce site, je discute des différentes étapes de la formation et de la mise en place des granites. J’y explique un modèle qui a été le « paradigme » avec lequel nous raisonnons depuis les années 1990. Or, différentes observations et idées, certaines exposées en Juillet 2007 lors de la conférence Hutton sur les granites, amènent à modifier ou à améliorer un peu ce modèle. Si vous n’êtes pas familiers avec les histoires de formation des plutons, je vous conseille de commencer par aller faire un tout par là, avant de revenir ici. A tout de suite...
Dans le modèle « standard » de mise en place des plutons, on sépare trois étapes : la formation des liquides granitiques (dans les migmatites, ou leurs équivalents) ; leur extraction et leur transport dans la croûte ; leur mise en place sous forme de plutons, qui sont remplis par ces liquides (via des tuyaux de remplissage). Or, si on connaît bien des migmatites et qu’on comprend la génération de liquides (et leur extraction) ; si on voit souvent des plutons, et que leur remplissage commence à être connu ; le transfert reste problématique, en particulier parce qu’on ne voit jamais les zones de transfert, la « tuyauterie » qui devrait connecter les migmatites et les plutons.
Dans cette note, je discute comment on peut développer un nouveau modèle de transport des magmas, qui répond à ce problème.
Le synclinal de Khan River se situe au centre de la Namibie, à une soixantaine de kilomètres à l’Est de Swakopmund. Il se situe dans la « zone centrale » de l’orogénèse dite « Damara », un segment de la chaîne Pan-Africaine (600—500 Ma). Ici, on se situe dans des métasédiments (pelitiques), qui ont partiellement fondu au Panafricain dans des conditions de l’ordre de 5 kbar et 750 C.
Le hasard Google Earth veut que dans ce secteur, on dispose d’images de très bonne résolution. Comme par ailleurs il n’y a aucun couvert végétal dans cette région désertique, on a donc quasiment l’équivalent de photos d’affleurement…
Dans le synclinal (dont les flancs sont très redressés, presque verticaux), on observe principalement des paragneiss (métapelites), de couleur brun-noire ; ils sont entourés d’une couche épaisse, continue de marbres blancs-jaunâtres, qui forment une crête. Si on zoome sur les paragneiss, on constate qu’ils sont lardés de corps de granite, qui suivent exactement la foliation : ce sont des filons concordants, des sills (ici presque verticaux, comme la foliation). Comme la foliation aussi, ces sills sont plissés, formant des structures d’ordre supérieur dans le synclinal de premier ordre.
Je n’ai pas fait de statistiques ; mais il semble clair, sur les images, que la taille des filons suit une distribution assez particulière : il y a peu de gros filons, et nettement plus de petits. Sur le terrain, on pourrait observer encore plus de tout petits filons (trop petits pour être vus sur ces images), et encore plus de leucosomes centimétriques ou millimétriques. Il n’y a donc pas de taille « préférée » : la répartition des tailles n’est pas une gaussienne centrée sur une valeur particulière, mais au contraire, quelle que soit la taille considérée, il y a toujours beaucoup plus de filons plus petits (ce qui ne serait pas le cas pour une gaussienne). Faire la moyenne des tailles n’a donc pas de sens ; il n’y a pas de taille « moyenne ». La population suit une distribution sans échelle (« scale free »), autrement dit … fractale.
Mathématiquement, ce genre de distribution peut se modéliser par une « loi en puissance » (« power law »). C’est une loi de la forme y = ax^k (on utilise ici le symbole ^ pour désigner un exposant). Dans ce cas, x est la taille, et y le nombre de filons plus grands que cette taille. Cette loi dit exactement ce qui vient d’être expliqué : pour toute taille L, il y a toujours 2^k plus de corps de taille L/2 que de taille L.
L’équation de la loi en puissance est peut-être plus intéressante en échelle logarithmique, puisqu’elle se transforme en log(y) = k log(x) + log(a), c’est-à-dire une droite de pente k. A l’inverse, on note qu’une loi gaussienne ne donne pas de droite en échelle log (mais une sigmoïde [1]).
Ce qui est intéressant, c’est qu’il semble que la loi de puissance soit universelle, à toutes les échelles. Dès qu’on s’intéresse à la distribution des tailles des poches de magmas dans la croûte (que ce soit des leucosomes, ou des filons, ou des plutons), la loi en puissance fait son apparition.
Paul Bons l’a mise en évidence dans des migmatites, en regardant la taille des leucosomes (donc à l’échelle centimétrique à métrique).
Il semblerait que des complexes plutoniques possèdent la même structure : voyez par exemple ici un pluton composite Australien, formé de plusieurs petits corps. Là encore, les tailles semblent obéir à une loi en puissance.
On la trouve aussi à l’échelle d’une région (100-1000 km), par exemple ici le Lachlan Fold Belt, en Australie.
Le Lachlan Fold Belt (LFB) est une des provinces granitiques les plus célèbres dans le petit monde du granite ; c’est là par exemple qu’ont été défini les types « S » et « I » de granites. C’est une région de 500 km sur 800 environ, au Sud-Est de l’Australie ; on y trouve des sédiments Protérozoïques à Ordovicien, intrudés par une collection de plutons âgés de 420—400 Ma (Silurien et Dévonien). Le service de cartographie géologique Australien, AGSO (Australian Geoscience Survey Organisation) met gratuitement à disposition des données cartographiques [2] au format ArcGIS (via le web), ce qui permet de s’amuser un peu…
Ici, j’ai extrait la taille des 134 plutons cartographiés dans cette base de données (à l’échelle de toute l’Australie, donc les petits détails manquent) ; et je les ai représentés sur un graphe du même genre que précédemment, log(nombre de plutons plus grands que X) en fonction de log(X). La distribution n’est pas aussi convaincante qu’on pourrait le souhaiter.
D’une part, il y a une « queue » dispersée, pour les plutons en dessous de 40 km2 : très peu sont présents dans la base de données. Vue l’échelle de la carte, cette traine ne reflète sans doute rien d’autre que la taille des plus petits objets cartographiés, et n’a pas de valeur réelle.
Mais d’autre part, il y a une brisure assez nette, un peu comme si on avait deux lois de puissances différentes pour les petits et les grands plutons ; la limite est pour des plutons de un peu plus de 200 km2 de surface – ce qui correspond à 8 kilomètres de diamètre, probablement le même genre d’épaisseur. Paul Bons (Comm. Perso. [3]) pense que c’est la taille en dessous de laquelle on commence à « rater » des plutons : tout ce qui fait plus de 8 km d’épaisseur traverse toute la croûte supérieure (dans laquelle on se trouve, l’encaissant est sédimentaire) ; quel que soit le niveau d’érosion, on verra donc ce pluton. A l’inverse, ce qui est plus petit ne traverse pas toute la croûte, et on peut éroder « trop haut » ou « trop bas » pour le voir. Il nous « manque » donc des petits plutons, et il en manque d’autant plus qu’ils sont petits (et qu’il est facile de les rater).
Les données du LFB semblent donc être également compatibles avec une distribution en loi de puissance : apparemment, la distribution en loi de puissance existe depuis la taille du centimètre, jusqu’à celle de 10—100 km, ce qui fait quand même 6 à 7 ordres de grandeur ! En fait, le domaine de la loi de puissance est borné à un bout par la taille de la croûte continentale, à l’autre bout par la taille des grains dans les roches…
Une telle ubiquité suggère qu’il doit exister un mécanisme uniforme de transfert de magmas au sein de la croûte. Si on retourne à Khan River, on peut faire quelques observations complémentaires :
les filons ont une longueur (et une hauteur) finie. Ils ne s’étendent pas à l’infini latéralement, mais se pincent et disparaissent (et ils ont un rapport d’aspect à peu près constant, avec une longueur de l’ordre de 10—50 fois leur largeur). (Fig. 5 et 6).
Les filons semblent se brancher sur des petits leucosomes à grenat. Le grenat est un produit de la réaction de fusion des métapelites, ces petits leucosomes sont donc, sans doute, les sites mêmes de la fusion partielle – contrairement aux filons, qui sont des poches qui parfois recoupent les leucosomes, et sont sans doute des zones de mouvement des magmas.
Parfois, on trouve des « fantômes » de leucosomes, avec des grenats similaires à ceux formés par la réaction de fusion, mais isolés dans la matrice du paragneiss, sans liquide autour. Ces structures évoquent des endroits d’où le liquide a été soutiré, ne laissant que le grenat.
Toutes ces structures ne sont pas rares, on en connaît dans la plupart des migmatites… Mais de part la qualité de l’affleurement, Khan River en offre un bel exemple.
Alors, que se passe-t-il ?
On peut envisager le scénario suivant :
La fusion partielle a lieu dans des petites poches, pas nécessairement connectées entre elles ; c’est une réaction (de fusion), elle est donc limitée par la disponibilité des réactifs (l’eau est un facteur limitant fréquent, sinon le quartz peut limiter la productivité). On ne peut donc pas former des volumes énormes de liquide.
Ces petites poches commencent à migrer dans la croûte, soit par gravité (elles « flottent » vers la surface), soit vers des sites structuraux de plus faible pression (cœurs de plis, inter-boudins, zones de cisaillement). Au fur et à mesure que les poches de liquide bougent, elles rencontrent d’autres poches, et grossissent en fusionnant entre elles. Les figures 12 et 14 montre des petits leucosomes en train de se faire phagocyter par un gros filon.
Or, il est assez facile de modéliser mathématiquement la croissance de poches par coalescence : en gros, plus une poche est grosse, et plus elle a de chance d’en rencontrer une autre ; plus grandes sont donc ses chances de grossir à nouveau. Si on simule de cette façon la « maturation » d’un terrain partiellement fondu, en partant d’une population homogène de petites poches, et en les faisant grossir aléatoirement, avec la règle donnée ci-dessus, à quoi croyez-vous que ressemble la distribution des liquides ? Quelques très grosses poches, plus de grosses, encore plus de moyennes… bref, une loi de puissance !
Les paquets de liquide bougent donc en laissant derrière eux un sillage dans lequel elles ont pompé tout le liquide ; et ces paquets sont partis. Les figures 13, 15 et 16 montrent ce qui reste d’une poche de liquide qui a été « soutirée ». Les figures 5 et 6 montrent bien la nature finie des filons, qu’il faut considérer non pas comme des tuyaux fixes, mais comme des poches voyageuses de liquide (à Khan River, elles voyagent le long de la foliation).
Les poches de magmas remontent jusqu’à être bloquées, piégées. Le piégeage se fait (au moins à Khan River, mais sans doute aussi ailleurs) dans des pièges structuraux, pas très différents de ceux où l’on trouve du pétrole : cœurs d’anticlinaux, niveaux imperméables, etc. Evidemment, ces sites de piégeages sont des endroits rêvés pour accumuler du liquide et phagocyter des poches plus petites : ils vont donc avoir tendance à grossir, et à former de gros corps : les plutons, qui vont être encore remplis par des nouveaux paquets de magmas venant s’amalgamer aux précédents.
Il n’existe donc pas de connexion entre les zones sources et les plutons, et on ne peut pas espérer trouver la trace de zones de transfert de liquides magmatique : il n’y a pas de connexion physique, de tuyauterie continue entre une zone source et un pluton, qui serait rempli comme un ballon ou un réservoir par un réseau de filons le connectant à la source. Le pluton *est* la zone de transfert, c’est un corps mobile qui a été piégé à un moment de sa remontée.
Avis aux collègues qui voudraient faire référence à ces idées dans une publication : il serait souhaitable de citer d’une part le travail de Bons, d’autre part celui de Ward, Kisters, etc. Faute de mieux, vous pouvez citer les abstracts des présentations de la « Hutton » :
Bons. From leucosome to magma chamber - just a matter of scale ? Sixth Hutton Symposium on the Origin of Granites and Related Rocks. Stellenbosch, 2—7 July 2007. p. 53—54.
Ward, Stevens & Kisters. Deformation controlled, fluid-induced anatexis of metasediments to produce migrated S-type magmas : A field and experimental study on the Damara Orogen, Namibia. Sixth Hutton Symposium on the Origin of Granites and Related Rocks. Stellenbosch, 2—7 July 2007. p. 222—223.
Celle de P. Bons sera publié sous la forme d’un article à Trans.Roy.Soc.Edinburgh début 2009 : Bons, Becker, Elburg & Urtson. Granite formation : stepwise accumulation of melt or connected networks ?
A. Kisters et R. Ward vont sans nul doute publier dès que possible cette histoire…
Les deux autres références sont :
Bons, P., J. Dougherty-Page and M. Elburg (2001). "Stepwise accumulation and ascent of magmas." Journal of Metamorphic Geology 19 : 627-633.
Bons, P., J. Arnold, M. Elburg, J. Kalda, A. Soesoo and B. P. van Miligen (2004). "Melt extraction and accumulation from partially molten rocks." Lithos 78 : 25-42.
[1] Ceci dit, la distinction peut parfois être délicate en pratique si l’on n’a pas une amplitude d’observation assez grande…
[2] Ce qui change un peu du comportement de certains autres services cartographiques, qui facturent à un prix indécent la version ArcGIS de la carte nationale au 1/1 000 000
[3] Ce qui, en langage clair, veut dire qu’il m’a raconté ça un jour où nous buvions une bière ou deux…
Salut Jean-François,
super intéressant cet article. C’est assez troublant cette répartition en loi de puissance... Les abstracts de la "Sixth Hutton Symposium on the Origin of Granites and Related Rocks" sont dispo dans quelles revue ??
Salut,
Les abstracts ne sont pas publiés et ne le seront pas, il te faut les demander aux auteurs (ou à la rigueur à un des organisateurs, c’est à dire moi...). Ce qui sera publié, c’est une "special issue" de "Transactions of the Royal Society of Edinburgh", prévu pour début 2009.
Sur les lois de puissance : c’est en fait une loi qui apparaît de façon plus ou moins innatendue dans pas mal de phénomènes naturels auto-organisés (cf. fractales). Tu en trouves quelques beaux exemples dans le bouquin intitulé
Critical Mass : How One Thing Leads to Another
by Philip Ball
Chez amazon : http://www.amazon.com/Critical-Mass-Thing-Leads-Another/dp/0374281254
(excellent livre par ailleurs).
en gros, l’auteur explique que la "power law" apparaît dès que tu as un système tel que les "gros" ont plus de chances de grossir que les "petits" (ça marche aussi pas mal pour la répartition des fortunes dans une société, du trafic dans des aéroports ou des sites webs, etc.). A l’évidence ça marche très bien pour les granites, parce qu’un gros batch de magma a plus de chance qu’un petit d’intercepter un petit dyke qui se déplace...